Ali El Kenz - Kenwood

Kenwood I : politique et intérêt
« Ils veulent que je règne à mon gré mais c’est pour qu’ils gouvernent au leur. » Shakespeare (Coriolan)
Politique et intérêt. C’était en 1977 ou 1978, la période du socialisme triomphant, quand Boumediène régnait et gouvernait à la fois ; un dictateur au sens antique du terme, mais Sparte plutôt qu’Athènes. A la différence d’aujourd’hui, il y avait un peu plus d’argent par habitant mais moins de produits, ce qui signifie, en termes savants, moins de pauvreté mais plus de rareté. C’était, en bref, le temps des pénuries. Pour certains produits, le marché noir absorbait une partie de la demande, pour d’autres, les « importés », il y avait des quotas, donc des bons, donc du piston. Le caricaturiste Slim a été le meilleur observateur de cette tranche de vie de la période. Le bruit courut un jour de printemps – la rumeur remplaçait alors la publicité d’aujourd’hui – que des amplificateurs Kenwood, avec baffles en bois, étaient arrivés ; où, je ne le savais pas et d’ailleurs je ne savais rien d’autre que cela. Il fallait évidemment un bon de commande nominal pour acheter l’appareil et donc aussi être dans un quota quelconque et donc enfin bénéficier d’un piston pour être dans le second et avoir le premier.
Je n’étais pas débrouillard et j’avais déjà maintes fois tenté des opérations analogues pour une voiture, un frigidaire et même un vélo ; je n’étais jamais arrivé au bout de la chaîne, c’est-à-dire à l’objet lui-même. Mais cette fois-ci, je n’allais pas me laisser faire, j’aimais tellement la musique ! C’est alors que je pris mon courage à deux mains et téléphonais à un de mes anciens camarades de l’Ecole normale de Constantine qui était directeur des études à l’Ecole des transmissions de Bouzaréah, l’actuel site de l’université d’Alger. Il était capitaine, un haut grade à l’époque, dans les transmissions ; il savait donc ou devait savoir comment faire pour acquérir ce diable d’appareil. Je ne l’avais jamais appelé pour ce genre de choses et lui demandais d’entrée de jeu de me trouver une solution ; j’étais confus et en colère d’en arriver là. Ali était taquin et me garda volontairement sur le fil, longtemps, avant de me demander de passer en voiture le lendemain matin avec du cash et ma carte d’identité. Je ratais un cours et arrivais à l’heure prévue à Bouzaréah ; un jeune appelé du service national m’attendait à l’entrée. Sur la route, je discutais avec lui et appris qu’il venait de finir sa licence à l’université de Bab Ezzouar. Il était réservé, timide et j’avais honte de l’utiliser de cette manière. A l’usine Sonelec de Oued Smar, il descendit seul avec les papiers et l’argent et revint une demi-heure plus tard avec les cartons si précieux. Je n’en revenais pas de joie et le raccompagnais en le remerciant maintes fois à son école, pour retourner installer et essayer l’appareil à la maison. Le « piston », quelle merveille du diable !
Si j’étais un bon conteur, je pourrais ajouter aux contes des Mille et une Nuits celui des « mille et un pistons ». Je rappelais Ali et lui proposais de faire un cadeau au jeune appelé ; je pensais à un livre, un disque ou quelque chose de ce genre. Ali se moqua gentiment de moi et me demanda de passer le voir à son bureau ; ce que je fis le lendemain. Comme toujours, Ali était gai et ironique ; il me provoquait souvent mais gentiment sur mes positions politiques et cette fois-ci encore, il en profita pleinement. « Tu es entré dans le monde des pistonnés, me dit-il, mais toi, quand tu le fais, tu pêches très haut. Tu veux donc faire un cadeau au jeune appelé, eh bien ! Je vais te dire qui est ce jeune appelé, à condition que cela reste entre nous. » Il savait, bien sûr, qu’il pouvait me faire confiance. « Le gars qui t’a accompagné et t’a acheté ton fameux Kenwood, toi le gauchiste pur et dur, n’est autre que le jeune frère du Président ; oui, oui ! C’est bien cela, le frère de Boumediène. Saches aussi que le président est venu nous voir en personne, discrètement, et nous a menacés de tous les maux si on tentait de traiter son jeune frère comme un privilégié ; personne d’ailleurs ne sait ici que c’est son frère ; bien sûr, certains s’en doutent mais ils ont tellement peur qu’ils gardent cela pour eux. Il nous a même interdits de le classer parmi les premiers de sa promotion, même s’il le mérite ! Comme c’est le Président qui remet les médailles en fin d’année, il ne veut absolument pas avoir à le faire pour son propre frère.
Tu n’imagines pas combien il est dur avec sa famille et tout cela pour ne pas tomber dans le piège du népotisme. » « Moi-même, poursuivit Ali, en tant que directeur des études de cette école, je suis amené à diminuer ses notes parce qu’en plus il est réellement très bon dans ses études le gars, et tout cela pour empêcher qu’il ne passe parmi les premiers ! Tu vois où on en est arrivés ! Je fais en quelque sorte de la pédagogie à l’envers, pour me plier à la politique : séparer l’homme d’Etat de sa famille pour obliger les autres ‘‘grands chefs’’ à faire de même. Tu savais cela, toi le grand savant ? » Ce souvenir précieux ne m’a jamais quitté ; l’Algérie était décidément un pays singulier ! Etre libre pour gouverner, y compris de ses attaches familiales, ces liens ultimes du sang qui peuvent entraver l’action politique, tout en ayant l’immense pouvoir de ne pas le faire ! Voilà une leçon de sociologie que je n’étais pas près d’oublier ! Ibn Khaldoun en perdrait les cheveux ! Aujourd’hui, c’est comme le dit l’adage populaire, « tag ’ala man tag », soit l’exact opposé de ma leçon.
Les « héritiers » biologiques ou ethniques, historiques et même symboliques se sont multipliés à une allure impressionnante ces dernières années et la pesanteur qu’ils exercent sur l’action politique – et bien entendu sur le revenu national – est telle qu’il faudra bien l’intégrer dans l’analyse pour comprendre le fonctionnement de la société. Ce pays, qui n’est plus singulier, est devenu en fait banal, « normal » ; il est rentré dans le rang. Le moment de la production de son système politique étant passé, il est entré depuis dans celui de sa reproduction sociale ; celle-là est moins glorieuse, mais plus complexe à analyser. Dans le premier cas, c’est-à-dire l’engagement exclusif au service de l’intérêt général, la responsabilité politique nécessitait une posture de rupture vis-à-vis des intérêts particuliers. Bien sûr, la posture était difficile, intenable même : le mouvement de libération portait en lui une révolution sociale et beaucoup de dirigeants venant des classes populaires avaient le sentiment d’une dette envers « les leurs ». Et dans le formidable « déménagement social » que vivait alors la société, les désirs de « partage » des biens coloniaux et de « revanche » sur les « citadins » et les « bourgeois » soupçonnés au mieux de passivité pendant la guerre séduisaient une partie d’entre eux. Et comme les zapatistes durant la Révolution mexicaine et dans d’autres, la française de 1789 ou la russe de 1917, « ces partageux » succombèrent à son attraction mais leur dynamique a été rapidement freinée par le puissant mouvement social autogestionnaire et la vitalité des controverses politiques qui se cristallisèrent sur la question de l’Etat ; « l’intérêt général » reprit la place centrale qui est la sienne dans toute action politique, une norme de « l’agir public ».
Y compris Boumediène : devenu chef d’Etat après son putsch, il marquait par sa conduite personnelle la nécessaire séparation de la personne privée et du responsable politique et fixait en quelque sorte par sa conduite le modèle à ceux qui l’entouraient. Il n’était pas le seul et nombre de ceux qui s’opposaient à lui étaient dans la même posture. Ferhat Abbas, Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf ou Ben Khedda, pour ne retenir que quelques-uns de son niveau de responsabilité qu’il a lui même opprimés, étaient de la même facture. Dictateurs ou démocrates, de droite ou de gauche, modérés ou radicaux, ils s’étaient engagés pleinement à la défense de ce qu’ils pensaient être, à tort ou à raison, l’intérêt général du pays, s’affrontaient et prenaient des risques, souvent tragiquement sanctionnés, autour des choix qui étaient les leurs ; la politique était leur vocation, la finalité de leurs actions et non pas un moyen pour atteindre « d’autres » objectifs.
Ils servaient la politique et la produisaient en la servant
Le lecteur « démocrate » sera certainement horrifié de voir réunies dans une même liste des personnalités que tout oppose, mais c’est précisément parce qu’ils sont si différents que l’unique trait qui les réunit est ici si significatif : ce sont des hommes politiques pour le meilleur comme pour le pire ! Dans le second cas, celui de la reproduction, aujourd’hui donc, un responsable quelconque en charge de l’intérêt général, petit ou grand – la gestion d’une ville, d’une région, d’une entreprise ou d’un secteur national, la construction d’une cité ou la négociation d’un contrat, la conduite d’un procès ou la délivrance d’un diplôme, etc. – ce responsable donc ne ressent plus ou beaucoup moins cette contrainte de rupture avec les intérêts particuliers qui pouvait libérer et donner toute sa force à son action publique. Contrainte n’est pas une notion simple, univoque, mais un concept fort qui fonde une action, un métier, une vocation ; elle est une combinaison des pressions externes du droit et de la loi, mais aussi celles de la société et ses valeurs et enfin, celles intériorisées de l’autocontrainte, le sur-moi en quelque sorte de la personne qui guide ses actions. Certaines contraintes gisent au plus fort de notre inconscient au point qu’elles sont devenues « impensables » comme l’inceste ou l’anthropophagie et, considérées comme des « transgressions », entraînent réprobation morale forte et sanctions juridiques sévères. La contrainte est une combinaison complexe d’interdits hétéronomes et autonomes (psychologiques, moraux, éthiques, économiques, judiciaires) qui déterminent donc les décisions de l’individu en société. Mais elle n’a pas la même configuration selon les domaines d’action : un artiste peut se défaire d’une règle de son art, à charge pour lui de convaincre les autres par sa création ; mais un scientifique, un médecin ou un chercheur, un journaliste même doit respecter les protocoles de sa discipline et un ingénieur ou un ouvrier les procédures de sa tâche sous peine de déclassement ou de licenciement, ou, et c’est pire si son cas faisant « tache d’huile », de dévalorisation de la discipline ou de la branche d’activité toute entière.
On peut dire ici qu’une société est d’autant plus « civilisée » que ses membres sont « autocontraints » et ont moins besoin de pressions externes pour agir, car alors il faudrait un surveillant pour chacun, un surveillant général pour les premiers, un super-surveillant pour les seconds et ainsi de suite ; le même cycle infini étant nécessaire pour chaque activité sociale, l’enseignant et ses étudiants, le médecin et ses malades, le percepteur d’impôts et ses commerçants, etc., la vie en société deviendrait vite impossible. Encore qu’ici, ces différentes situations engagent des domaines spécifiques et différents qui relèvent du « sociotechnique » et qui se neutralisent ou s’équilibrent mutuellement : tel commerçant sera boudé par les clients, un médecin par ses patients, un enseignant dévalorisé par son entourage ; c’est alors la contrainte sociale, par la clientèle, le prestige, la reconnaissance publique qui se substituent ou complètent celle de la loi. Pas dans le cas de « l’agir politique » qui engage en chaque action particulière la société toute entière. Ici, la contrainte de servir l’intérêt public fonde l’action politique en tant que telle et donc aussi le principe même de l’existence d’une classe ou de groupes voués à cette tâche : un responsable élu ou désigné, local, régional ou national, en charge d’un bien commun, « représente » et incarne tous ses semblables. Toute atteinte individuelle à ce principe peut enlever à tout le groupe sa légitimité sociale ; elle fait « jurisprudence » et a alors des conséquences dramatiques sur l’évolution de la société dans son ensemble ; c’est ce que notre chronique tente d’évaluer ici, en analysant en « aval » ses répercussions.
Il restera encore à comprendre, « en amont », les causes qui ont amené cet affaissement, mais cela est une autre tâche, bien plus ardue, qui exige la collaboration de plusieurs disciplines et beaucoup de temps. Revenons à la figure de ce nouvel acteur politique ; il est « décomplexé », sans « sur-moi » et donc sans interdits moraux ou éthiques intérieurs, mais aussi sans crainte excessive des sanctions extérieures, celles morales de la société, juridiques de l’Etat. Libéré de ce fardeau de la culpabilité, il peut retourner son action de l’intérêt public vers les siens propres et même contre le premier pour atteindre les seconds. Il est, comme le désigne si bien cette formule populaire « blè din wala mèlla » (sans foi ni loi). Alors, enfermé progressivement dans la gangue de ses intérêts particuliers, dans la marmaille des enfants et petits-enfants, des frères et des oncles, des neveux et des cousins et de tous les autres parents et beaux-parents, des voisins de quartier et de ville, de région et de clan et des amis et autres obligés… il finit par devenir prisonnier des sollicitations infinies qui lui parviennent de toutes parts. Son devoir de servir l’intérêt général s’est dilué dans ses obligations familiales et sociales, dans la multiplicité des intérêts particuliers qu’il sert parce qu’ils lui servent. Il se sert de la politique et la détruit en s’en servant.
(*) Remarques. Notre analyse est centrée sur le couple « intérêt général/intérêt particulier », comme distinctif de l’existence ou non du politique. Les deux périodes analysées sont très différentes de ce point de vue mais cela ne signifie absolument pas que des gestions « patrimoniales » ou des tendances au « patrimonialisme » n’aient pas existé dans la première. En 1959, à Tunis, il a fallu intervenir avec force pour interdire aux responsables du FLN de mener « un train de vie » incompatible avec l’éthique révolutionnaire des militants. Toutes les voitures de « luxe » furent alors confisquées (des Mercedes) et remplacées alors par des petites cylindrées. Les militants touchaient alors à égalité l’équivalent d’un salaire moyen en Tunisie et les plus hauts responsables le double. De même, à l’indépendance, certains se « sucrèrent » dans l’immobilier surtout, mais ils « n’ont pas fait système » ; les autres, bien plus nombreux, sont restés fidèles à leurs engagements dans l’action politique vouée exclusivement à l’idée de l’intérêt général. Après le coup d’Etat de juin 1965, des « hauts dignitaires » ont bénéficié de pécules importants ou ont été nommés à des postes prestigieux comme PDG des grandes sociétés nationales, mais c’était dans un objectif politique (acheter en quelque sorte leur neutralité), certainement pas pour faire du « business ». Durant toute la période des premières décennies post-indépendance, le système politique algérien, comme le modèle anthropologique de l’homme politique, façonnés par plus de cinquante ans de militantisme, obéissaient en général aux normes de « l’agir public », de l’intérêt général. C’est le passage de ces formes latentes et limitées de patrimonialisme à un système de prédation généralisée, transclassiste et en quelque sorte « démocratique » de la société et ses effets à la fois sur l’économie et sur la sphère politique, que nous tentons d’analyser ici.
23 juin 2009

Kenwood II : Intérêt et politique
Le nouvel acteur politique se sert de la politique et la détruit en s’en servant. Mais il n’est pas le seul dans ce cas, ils sont même très nombreux et ont fini par faire « système », même si beaucoup d’autres, Dieu merci, continuent d’agir dans le cadre précédent. J’ai connu un maire d’une ville moyenne dans l’Est algérien qui est de cette trempe mais il dénote de plus en plus dans le nouveau paysage politique et certains disent de lui : le pauvre, il n’a rien compris !
L’intérêt général et son corollaire, l’action politique, sont ainsi détournés, subvertis à la base et réorientés vers la satisfaction des intérêts sociaux particuliers. La production du « politique » a cédé la place à la reproduction sociale et les charges d’Etat qui étaient la finalité de l’action publique se sont transformées en moyen d’appropriation privative sous toutes ses formes : capital économique bien entendu (commercial, industriel, financier, foncier, immobilier), mais aussi social (alliances matrimoniales, clientélisme, régionalisme), culturel et symbolique (éducation, formation, médias, sports, religion même). Le basculement dans le nouveau modèle a été accéléré dans le cas de l’Algérie par la nature rentière du surplus national dont la redistribution passe nécessairement par les pouvoirs et institutions de l’Etat. A cela, il faut ajouter les effets de la précédente guerre civile qui ont affaibli les systèmes « d’autocontrôle » de ces institutions (code des marchés publics, système bancaire, douanes, justice, éducation, code du travail), mais aussi ceux, plus complexes à comprendre, de l’affaissement des valeurs et des pressions morales et psychologiques de l’autocontrainte que cette tragique période a profondément bouleversées. A la différence des guerres tout court, les guerre civiles ont des effets sur les consciences et les valeurs souvent bien plus graves.
La ponction privative de la rente étant liée à la place qu’occupera ce nouvel entrepreneur dans les hiérarchies formelles et informelles des centres locaux et nationaux de décision, mais aussi à « la durabilité » de cette position, sa stratégie sera alors de la consolider. Par exemple, une position moyenne mais stable peut valoir mieux qu’une position supérieure mais aléatoire et une hiérarchie régionale être plus intéressante qu’une hiérarchie centrale ; toutes les combinaisons sont possibles et exigent de cet acteur une intelligence stratégique remarquable. C’est qu’il s’agit, pour lui, essentiellement de « patrimoine » à constituer dans un segment de temps déterminé et d’assurer sa formation, hors de la sphère de l’Etat bien entendu, donc le privatiser (comme dans le foncier ou l’immobilier) et parfois hors de l’espace de la nation lui-même (comme dans les placements à l’étranger ou « investissements algériens à l’étranger » que les économistes devraient mettre en balance avec les fameux IDE).
Ses actions momentanées sont toujours inscrites dans une projection vers le futur, le sien, celui de sa progéniture, de son groupe. Car son horizon décisionnel va au-delà de sa propre existence et ses arbitrages intertemporels sont avant tout « intergénérationnels » ; la logique d’accumulation de son patrimoine, que les économistes appellent « dynastique ou hypermétrope » (il voit loin), l’inscrit dans le concept de « la lignée », le temps long donc, à la différence du travailleur salarié qui limite ses perspectives au « cycle de vie du ménage » et surtout du chômeur ou travailleur occasionnel lequel, vivant au jour le jour, reste prisonnier du « modèle myope ». La longueur de « l’horizon décisionnel » de notre entrepreneur fait alors de lui, bien plus qu’un vulgaire « tacticien », « un stratège » et a des effets importants sur la reproduction sociale dans son ensemble. Car s’il réalise ses opérations dans le présent il doit, dans la même foulée, construire leur protection pour demain ; ses actions dépendent donc d’accumulation ou plutôt de prédation ; car il s’agit ici de rente à prélever par le jeu des positions dans la société, non de surprofit à générer par celui des innovations technologiques.
Rente et capital ne sont pas identiques. Le côté « idées » ou idéologies, de droite, du centre ou de gauche qui renvoie à des « engagements » et donc aussi à « des vocations » proprement politiques n’est plus pertinent pour l’analyse ; à l’image de son homologue plus prestigieux de Wall Street, cet autre grand « rentier » de la finance mondiale, désenchanté et cynique, c’est le côté pragmatique de l’action qui l’emporte largement chez lui et celle-là se mesure à son efficacité, sa « performativité » pour parler comme les Anglo-Saxons, à son « taguisme » pour rester dans l’intelligence populaire. Dans la subversion de l’intérêt général par les intérêts particuliers, les combats d’idées – qu’agitent ou se plaignent régulièrement de leur absence les médias – surfent et couvrent en surface le travail souterrain de « la prédation ». Ils ne pèsent plus grand-chose dans l’allure générale de la société politique (dans ses dimensions micro, méso et macro cosmiques) qui change par ses atomes (X a remplacé Y) mais reste rigide dans sa structure (Y a pris la place de Z et Z a trouvé une place ailleurs et ainsi de suite).
Comme elle freine l’évolution économique, l’inertie de ce système bloque aussi celle de la sphère politique : le conservatisme est sa loi inteme de fonctionnement, le tissu sociopolitique lui fournissant sa force de prédation et l’économie les lieux de son usage. En Chine, Deng Xiao Ping « le pragmatique » qui avait succédé à Mao Tsé Toung « l’idéologue » ne disait-il pas : « Qu’importe la couleur du chat, gris ou noir, pourvu qu’il attrape des souris » ; pour notre « entrepreneur », on pourrait écrire, en paraphrasant Deng : qu’importe la couleur politique de la fonction, rouge, verte ou blanche, pourvu qu’elle soit profitable. Sauf que chez Deng, les chats enrichissaient le pays ; ici ils l’appauvrissent, le « cannibalisent » même. La pauvreté remarquable des conflits idéologiques et politiques est donc moins liée, à notre avis, à l’inculture de ceux qui en ont la charge, mais à la culture nouvelle de la société. L’activité politique y est devenue une « entreprise » et le modèle ancien, celui que m’a révélé l’affaire Kenwood, a disparu.
L’homme politique nouveau est un entrepreneur de type particulier doté d’une intelligence « sociologique » remarquable car il doit manager habilement sa double inscription dans l’action publique comme « serviteur proclamé » de l’intérêt général et dans la sphère économique et sociale comme « individu privé » agissant discrètement pour ses intérêts particuliers, sa « aççabiya » propre, son vrai parti. L’espace dans lequel il mène son entreprise est mouvant et la moindre erreur lui est fatale, comme ces nombreuses affaires mal menées qui finissent dans les fuites à l’étranger ou devant les tribunaux. Et c’est la multiplicité et la diversité des « aççabiate » qui donnent alors à la marche de la société sa forme paradoxale : un désordre étourdissant qui couvre toutes ses dimensions mais que recouvre l’ordre étonnamment stable, monotone et monocorde de sa superstructure politique. Permissivité et libéralisme dans le domaine socioéconomique cohabitent ainsi avec un conformisme remarquable dans la sphère politique. Mais ces deux cettes contradictoires de la société expriment parfaitement bien cette dialectique négative qui lie l’ordre autoritaire « régnant » dans la première au désordre libertarien « gouvernant » dans la seconde ; n’est-ce pas dans cet « entre-deux » que cette catégorie d’entrepreneurs a construit sa niche ?
Le nouveau modèle n’est pas particulier à l’Algérie : s’alimentant à l’ambiance mondiale de la culture néolibérale et ses « success stories », il s’est diffusé ensuite un peu partout dans le monde, au Nord comme au Sud. Dans le Sud, il est simplement plus visible par sa brutalité ; dans le Nord, il est plus « soft » mais autrement plus redoutable. Au Nord, nous lui devons la crise financière internationale actuelle ; chez nous, celle des idées politiques et de l’évolution erratique de l’économie et de la société. « L’anarchocapitalisme » dont sont devenus si friands les postmodernes, fondent l’un et l’autre. J’ai esquissé ici une des figures de l’entrepreunariat, qui a toujours existé mais que le modèle néolibéral a rapidement généralisé. Cela ne signifie pas que ce modèle englobe tous ceux qui ont en charge une forme ou un segment quelconque de l’intérêt général, mais une partie d’entre eux, mais bien plus dynamique que la première et en pleine expansion ; cependant, fortement médiatisée par ses frasques et ses scandales, elle a fini par recouvrir et rendre pratiquement invisible, l’activité silencieuse de la première. Par un curieux paradoxe de la liberté d’expression et de la presse, les effets de sa dénonciation en ont fait un modèle, un « exemple », une règle générale que notre modeste maire de l’Est algérien, « qui n’a rien compris », peine à ne pas suivre. Mais lui ne fait pas « scoop » et son travail invisible et souterrain n’attire pas « les feux de la rampe ». Quoi qu’il en soit, cette figure ne changera pas quels que soient les membres la composant ; pire, elle se renouvellera indéfiniment tant que l’accès privatif aux ressources de la rente sera permis et facilité par l’entrée dans la société politique.
Ce n’est donc pas au sein de cette dernière que réside l’alternative, mais dans la société tout court et dans ses capacités à reconstruire un nouvel espace du politique libéré des appétits rentiers. Les grandes idées et controverses politiques tant espérées ne descendent pas du ciel, portées par un héros ou une poignée de sauveurs, elles se forment « en bas » dans l’expérience sociale des gens et des groupes, car elles ne sont que « la réflexion », dans les catégories du politique, de cette expérience. Ce fut le cas des premiers artisans du mouvement national, les Messali Hadj, Ben Badis, Ferhat Abbas et leurs compagnons et successeurs qui ont émergé laborieusement (un demi-siècle !) de la gangue coloniale pour finalement la défaire. Cela était aussi lors des grandes controverses et conflits politiques post-indépendance qui n’inventèrent rien mais ont su traduire, en termes politiques, les deux questions centrales de la société algérienne : comment gouverner le patrimoine économique du pays (socialisme, capitalisme d’Etat, privatisation, nationalisation, etc.) et comment construire son Etat (Assemblée constituante, régime parlementaire, présidentiel, parti unique, pluripartisme, etc.).
C’est en affrontant, souvent durement et tragiquement, ces deux questions que leur posait la réalité sociale que les responsables d’alors se sont hissés au niveau du politique, ont produit du politique en le servant. Certes, il est de mode aujourd’hui de renvoyer sur eux, en la fuyant, la responsabilité des impasses actuelles ; ils n’y sont pourtant pour rien ! Parce que la production du politique se fait toujours au présent, le temps du politique, à la différence du temps culturel ou archéologique, est tiré par la perception du futur, non pas par les souvenirs ressassés du passé ; ces derniers sont l’affaire des historiens, laissons-les faire leur métier ! Quant à la production du politique, sa re-création, elle reste à « entreprendre » au sens le plus noble du terme, à entrevoir donc dans les interstices d’avenir que laisse filtrer ce présent si affligeant quand on le ramène à ses lointaines origines et pourtant si prometteur quand, changeant de perspectives, on l’évalue à ses possibilités futures. La vitalité actuelle du mouvement social, comparée à l’asthénie de la sphère politique censée répondre aux questions qu’il pose, en est un exemple, et de taille ! Alors si « le mort saisit toujours le vif » et « si le passé est toujours vécu comme un fardeau qui pèse sur les épaules du présent », c’est que c’est dans le vivant que réside le problème et donc, aussi, sa solution. Dans ce domaine, celui de la production du politique, il n’y a aucune rente à espérer ! Mon Kenwood a maintenant trente ans, il fonctionne toujours et me rappelle parfois cette période d’accouchement tragique mais surprenante de notre société politique. Si j’étais malin, j’en ferais un « ancien » de quelque chose et pourrais prétendre à une part d’héritage ; pourquoi pas ?
A la mémoire de Ali, aujourd’hui décédé.
29 juin 2009