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알제리에서의 매춘 실태

자넷트 2009. 8. 9. 20:15

Hommes et Femmes face à la stigmatisation

Coordination scientifique

Mohamed Mebtoul (responsable du groupe de recherche en anthropologie de la santé- GRAS- Université d’Oran)

Avec la collaboration de

Aouari Abdelkrim (sociologue, GRAS)
Tennci Leila (pyschologue, GRAS)
Sidimoussa Leila (sociologue,GRAS)

 

A L’ORIGINE DU TRAVAIL DU SEXE

1-Trajectoires familiales brisées : violences, terrorisme, précarité et isolement social

 

La majorité des récits des travailleuses et travailleurs du sexe nous dévoile des trajectoires familiales brisées à l’origine de violences physiques et symboliques au sein de la famille. Loin de privilégier une approche misérabiliste, il importe de mettre l’accent sur le statut de la femme dans la société algérienne. Les interdits sociaux et les rapports de domination masculin contribuent en partie à expliquer les ruptures familiales en raison des mariages forcés, des divorces non admis par les parents, de l’abus sexuel, de la peur et de la honte face à une grossesse non désirée, de l’absence de toute reconnaissance de l’homosexualité par le père, etc. Mais ces femmes et ces hommes stigmatisés n’en portent pas moins un regard lucide sur leur place sociale originelle dans la famille. Une partie de leur vie sociale s’est inscrite dans une logique de dépendance, contraintes pour certaines, de subir, malgré leurs résistances, la violence du père, du frère, de la marâtre ou du mari. Pour d’autres, elles restituent la façon dont elles ont été prises dans l’étau d’un mariage forcé ou d’un divorce refusé par leurs parents. Enfin, leur transgression des normes sociales dominantes est indissociable du statut de la sexualité dans la société, reconnu uniquement par le mariage. La rupture devenant souvent inévitable face à la déchéance de leur statut de femme. Toutes les femmes déchues ne deviennent pas, bien- entendu, des prostituées. Mais la déchéance, la honte, et une révolte intérieure de briser le « mur du silence », nous semblent des éléments importants qui ont joué dans le processus de rupture avec la logique familiale.

On ne naît pas « prostitué-e », on le devient. Il leur a fallu beaucoup de courage pour restituer aux enquêteurs, des aspects intimes de leur vie quotidienne marquée par l’escalade et la radicalité de la violence familiale et sociale qui les a conduit à l’isolement social. Elles n’ont souvent pas choisi d’être à la marge de leurs familles. Les circonstances sociales et familiales des travailleuses du sexe, ont indéniablement favorisé la fugue et l’errance, même s’il faut pour cela affronter la peur et la solitude.

Il semble difficile de sous-estimer les conditions économiques, sociales et politiques de l’Algérie, particulièrement durant la décennie 90, à l’origine de drames et de souffrances sociales (terrorisme). La précarité est présente dans leurs récits ; mais elle apparaît rarement comme une dimension autonome ; elle est toujours articulée aux rapports de pouvoirs dans la famille ; une mère n’hésite pas à socialiser sa fille au travail du sexe pour acquérir un peu d’argent ; un mari se transforme en « gestionnaire» du travail de sexe, captant les clients et l’argent et contraignant sa femme à se prostituer pour survivre ; une femme dont le mari a été tué par les terroristes, va assurer un double emploi pour son entretien et celui de son enfant : la journée, femme de ménage et la nuit, travailleuse du sexe.

Souad, 30 ans, est travailleuse du sexe dans un hôtel de passe à Oran. Son récit est intéressant parce qu’elle porte un regard très critique sur le statut de la femme dans la société. Elle en parle d’autant mieux qu’elle a pu observer très tôt la violence physique de son père qui va quotidiennement ruer de coups sa mère. Ses parents organisent rapidement son mariage avec une famille « riche », dit-t-elle. Mais cela ne semble pas changer fondamentalement sa vie quotidienne. Elle est contrainte de reproduire le travail domestique assuré antérieurement chez ses parents. Son mari la trompe. Il finit par se remarier. Les deux femmes entrent en conflit, obligeant Souad à quitter le domicile de son mari. Mais ses frères refusent de recevoir ses filles, considérées comme « les enfants d’un étranger ». Face à ce refus, elle n’a d’autre alternative que de quitter la ville de Relizane, pour errer à Oran à la recherche au départ d’un travail. « Mon père criait tout le temps. Des scènes, des cris, des insultes. C’est tout ce que j’entendais à longueur de journée. Tout était prétexte à des disputes. Il faut dire que plus il la frappait, plus elle s’obstinait à lui dire des mots blessants, plus il perdait son contrôle. Pour lui, la femme doit obéissance et respect à son mari et que l’homme a plus de valeur que la femme et que le garçon mérite plus d’égard que la fille. Une bonne femme, c’est celle qui trime sans rechigner. Crois-moi, les mots font plus de mal que les coups. Les mots tuent. Je préfère qu’on me rue de coups plutôt qu’on me dise des mots. Mes parents ont organisé rapidement mon mariage en l’espace d’un mois avec une famille riche qui a plusieurs magasins à Relizane. Mais ma nouvelle vie n’était pas tellement différente. Très vite, tous les travaux ménagers sont retombés sur moi. Je suis devenue la boniche de toute la famille. La belle-mère ne ratait aucune occasion pour me rappeler que c’est elle la véritable maîtresse de maison ».

Le second mariage du mari est source d’affrontements entre les deux femmes, conduisant Souad à quitter le domicile conjugal. « Il a fallu un geste de travers de la nouvelle venue pour que je lui donne la raclée de sa vie. Le lendemain, j’ai pris mes affaires et je suis retournée avec mes deux filles chez mes parents. Trois jours après, ils m’ont expliqué que je ferai mieux de retourner chez mon mari. Mes frères étaient plus clairs et plus directs : « je peux rester à la maison, mais seule. Moi, je suis leur sœur. Je suis née et j’ai grandi dans la maison. Pour tout le monde, je suis la fille de « flen ». Moi, je fais partie de la famille, mes enfants, non. Ils sont les enfants d’un étranger. Ils portent un autre nom. Ils estiment par conséquent qu’ils n’ont aucun devoir envers eux. Moi je voulais juste qu’on me supporte, mes enfants et moi, le temps d’en finir avec mon mari et de trouver une solution ».

Pour qu’une femme tombe en disgrâce, il suffit d’une « transgression » du code de la reproduction du mariage. Elle intègre la catégorie des femmes potentiellement « prenable » comme objet de désir sexuel. Le statut de divorcée, en arabe dialectal « hadjala » produit socialement de la suspicion, de la méfiance parce qu’elle se retrouve sans « protection d’un mari » et sans « maison ». Comme le rappelle très justement Pheterson (2001), « Les femmes en situation de transgression sont vues comme mauvaises ou déchues, mauvaises si c’était motivé par leur intérêt propre, déchues si elles ont été la proie d’un dessein masculin malveillant ».

La femme divorcée est perçue comme une « étrangère ». Elle a rompu avec la norme sacrée du mariage. Elle devient « autre ». Souad disait : « Ils ne veulent pas d’une divorcée parmi eux. Comme va-t-elle faire pour satisfaire ses besoins sexuels en l’absence du mari ? Le risque est donc grand qu’elle soit amenée à entretenir des rapports avec les hommes en cachette, derrière le dos des hommes de la famille. C’est ce qu’ils redoutent le plus. C’est ça leur hantise. C’est la sexualité en dehors du mariage des femmes de la famille. Si mes enfants sont pour eux des étrangers. Moi, aussi je suis une étrangère pour ma famille. Je suis devenue la femme d’un homme. Je lui appartiens. Je dois tout accepter de lui. Il m’offre un toit. Il subvient à mes besoins. Il me fait vivre. Sans lui, je ne suis rien. Comme je suis devenue une étrangère, j’ai pris mes enfants et j’ai quitté la maison de mes parents sans savoir où aller ».

Le statut de dominée de la femme dans la société est une dimension structurante dans tous les récits recueillis auprès des travailleuses du sexe. Elles montrent bien que la non-conformité aux codes et aux règles de la société patriarcale, va nécessairement produire un marquage social à vie, l’enfermant nécessairement dans une forme d’isolement social. Etre divorcée, avoir des rapports sexuels hors mariage, être amoureuse d’un garçon dont les parents refusent de contractualiser le mariage, se retrouver dans l’étau de l’interdit et du déshonneur en raison d’une grossesse non désirée, refuser d’être une « boniche » au service de ses frères, fuir la violence physique, le harcèlement et les abus sexuels, le mariage forcé ; autant d’événements qui contribuent à la construction de la catégorie de femmes « mauvaises » par la société et considérées comme potentiellement «prostituées ». L’engagement bien souvent contraint de ces femmes dans le travail de sexe est en continuité avec un processus qui émerge fondamentalement à partir de la position d’infériorité de la femme dans la société.

Salima, 26 ans, est travailleuse du sexe dans un appartement à Oran. Son histoire est celle d’un amour socialement brisé avec un garçon, qui a duré trois ans. Ses parents, voisins de Salima, n’ont pas admis le passé de sa mère partie en France pour assurer le travail de sexe. L’étiquetage opéré sur la mère a donc une incidence directe sur la fille. Elle n’est pas considérée comme une « fille de bonne famille ». La réputation de la famille du garçon est privilégiée et sacralisée au détriment de l’amour que celui-ci peut éprouver à l’égard de la fille. Les récits montrent les déchirements, les trajectoires familiales brisées en raison d’une autonomie réduite de la femme face au voyeurisme collectif qui impose et institue un contrôle social sur les autres. Ici le passé de la mère, est un critère social discriminant qui interdit toute contractualisation du mariage. «Pour la mère du garçon, je ne suis pas une fille de bonne famille. Je ne suis donc pas digne de son fils. Ce fils ne voulait surtout pas décevoir sa mère. Nous avons donc fini par nous séparer. Il m’a quitté. C’est la fin d’une histoire d’amour qui a duré trois ans. Cette femme ne me reproche rien d’autre que le fait d’être la fille de X. qui a commis, il y a longtemps, très longtemps, une faute de jeunesse. Bien que les voisins n’aient jamais été méchants avec moi ni avec ma famille, ils n’ont jamais oublié ou pardonné le comportement de ma mère. Malgré leur gentillesse, il n’empêche que notre famille a été marquée. J’ai payé vingt ans après les fautes de ma mère. Ce fut un choc plus douloureux encore que la mort de ma grand-mère. Tout s’est effondré autour de moi. Ce jour-là, quelque chose est mort en moi. Ma tante avait raison. Je ne serai jamais quelqu’un qui compte. Je ne serai pas meilleure que ma mère. Je ne serai pas différente d’elle. Je lui ressemble… Avec cette rupture, je me suis retrouvée dans la peau d’une divorcée (Hadjala) sans avoir eu besoin de me marier ».

Salima s’attribue le statut de divorcée, sans être mariée, en raison de la perte de sa virginité avec l’homme qu’elle souhaitait épouser. Le regard lucide porté sur la divorcée en Algérie, en raison de son expérience sociale, recouvre une dimension sociologique pertinente. « Vous savez ce que Hadjala (divorcée) veut dire dans la société. C’est elle qui n’a pas d’homme qui la protège. Qui n’a rien à perdre en s’engageant dans une relation sexuelle, par le fait qu’elle a perdu sa virginité et donc qui est plus susceptible de dire oui aux avances. La divorcée est une femme accessible que les hommes abordent sans aucune gêne. Elle est dans une situation qui ne lui permet pas de refuser les avances. La voie est libre pour accéder à ces femmes… une divorcée, ce n’est pas comme une jeune fille. on ne fait pas les yeux doux à une divorcée. on ne la drague pas. on n’essaie pas de lui plaire. A la divorcée, on fait des propositions directement et au besoin, on la force un peu. on la harcèle. on la bouscule. Elle finira par céder. Entre la divorcée et la prostituée, il y a une différence que les hommes vont vite effacer. Aux yeux de la société, une divorcée, si elle n’est pas prostituée, elle le deviendra bientôt. C’est ce qui m’est arrivé après le départ de mon fiancé. Les gens du quartier ont commencé à me regarder autrement, à me courir après, à m’aborder dans la rue. Il a fallu que je sorte avant l’un d’entre eux, pour qu’on me laisse tranquille ».

Les récits de ces femmes déchues, avant même d’assurer le travail de sexe, restituent, au-delà de leur histoire personnelle, l’image sociale que leur renvoie la société. Elles montrent que les catégorisations dont elles sont l’objet (femmes divorcées, « faciles » et femmes du « dehors ») sont des stigmates à l’égard de toutes celles qui sont en rupture avec le code de la reproduction du mariage. Face à la violence des rapports sociaux de sexe, ces femmes sont souvent contraintes au silence, à la honte ou à la culpabilisation. Comment agir dans une situation où la disgrâce de la femme est déjà largement entamée ? C’est souvent ce qui pousse ces femmes à rechercher au départ dans l’isolement social, une issue dans la rue, à l’hôtel ou dans la maison d’une amie. Le stigmate à l’égard de ces femmes est pesant au moment de leur divorce. La violence subie par ces femmes, est donc antérieure au travail du sexe.

Leila 22 ans, est travailleuse du sexe depuis trois ans dans une maison close d’Oran. Elle est originaire de Béni-Saf, village situé à une centaine de kilomètres d’Oran. Pour Leila, le travail du sexe ne peut être imputé à la précarité ou à un faible niveau scolaire. Tout allait pour le mieux dans son milieu familial. Leila, ses frères et ses sœurs, ont réalisé des études brillantes. Ses parents y attachaient une grande importance Son père était patron de pêche. Elle a obtenu le baccalauréat série sciences avec une moyenne supérieure à 14. Leila est d’abord confrontée à une série d’épreuves liées au double décès de sa mère et ultérieurement de son père. Mais sa vie va essentiellement se transformer en raison d’une histoire d’amour avec un jeune émigré de 25 ans, dont les parents étaient voisins aux siens. Malgré ses précautions et le refus de la pénétration, elle est tout de même enceinte. Le père refuse de reconnaître la grossesse. Ses tentatives pour avorter n’ont pas abouti. La grossesse étant de l’ordre de la visibilité, la peur, le déshonneur et la honte, particulièrement vis-à-vis de son grand frère, assurant le métier de juge, la pousse à fuir le domicile familial.

« Ce qui bouleverse ma vie, et m’a conduit là où je suis, c’est une histoire d’amour. Je suis tombé amoureuse. C’était un émigré. Il avait 25 ans. J’en avais 19. J’étais encore sous le choc de la disparition de mon père. J’étais seule. Il m’a tenu compagnie. on passait beaucoup de temps ensemble. Ses parents habitaient à côté de nous. Très vite, on a commencé à flirter. Et je ne sais comment on s’est mis à coucher ensemble ; mais je faisais attention à ce que ce soit superficiel sans pénétration. Mais les règles tardaient à venir. Au début, j’ai pensé que ce n’est qu’un retard. Mais les jours passés, et elles ne venaient pas. J’ai eu très peur. Je suis allé voir le médecin. Il m’a fait un test qui s’est avéré positif. Je n’y ai pas cru. Je me suis dit qu’il s’agissait d’une erreur. Il fallait que je fasse une échographie pour être fixée… L’échographie a confirmé que je suis enceinte. J’étais vierge et enceinte. La nouvelle a eu sur moi l’effet d’une bombe. Je n’ai pas mangé trois jours de suite. Comment faire ? Il fallait que j’avorte. Il n’était pas question pour moi de déshonorer ma famille. Je vais apporter la honte à mon frère qui occupe un poste important à la houkouma (l’Etat). Comment va-t-il pouvoir continuer à exercer sa fonction de juge et condamner des gens alors que sa propre sœur est dans le mauvais chemin ? Il fallait donc perdre cet enfant. Je suis retournée chez le médecin qui m’a fait l’échographie. Je lui ai dit que je ne voulais pas garder l’enfant. Il m’a orienté vers un gynécologue. Ce dernier m’a prescrit un traitement qui m’a coûté 7000DA et 11000DA comme honoraires. Ce traitement comporte 9 injections ; malgré ce traitement, le bébé ne pouvait pas descendre parce que j’étais toujours vierge. Il fallait que je sois déflorée. J’avais le choix de le faire avec le père du bébé ou du doigt du médecin. Je ne vais tout de même pas porter son bébé et offrir ma virginité à quelqu’un qui ne veut pas de moi ni de son enfant. Je ne vais pas tout de même lui donner « Ômri » (traduction littérale : ma vie. L’hymen est assimilé à la vie). J’ai donc choisi la deuxième option.

J’ai préféré qu’un médecin le fasse avec son doigt. Je ne te dis pas la souffrance endurée ! J’étais double vierge. Ne pouvant mettre fin à ma grossesse et ne pouvant cacher mon ventre, je n’avais pas d’autres choix que de quitter ma maison pour ne pas affronter le regard de mon frère et de ma famille. Il aurait mieux fallu pour moi que je perde ma virginité que de tomber enceinte. Si j’avais perdu ma virginité et que je n’aurais pas été enceinte, je ne me serai pas enfoui de chez moi ».

Leila 22 ans, est travailleuse du sexe depuis trois ans dans une maison close d’Oran. Elle est originaire de Béni-Saf, village situé à une centaine de kilomètres d’Oran. Pour Leila, le travail du sexe ne peut être imputé à la précarité ou à un faible niveau scolaire. Tout allait pour le mieux dans son milieu familial. Leila, ses frères et ses sœurs, ont réalisé des études brillantes. Ses parents y attachaient une grande importance Son père était patron de pêche. Elle a obtenu le baccalauréat série sciences avec une moyenne supérieure à 14. Leila est d’abord confrontée à une série d’épreuves liées au double décès de sa mère et ultérieurement de son père. Mais sa vie va essentiellement se transformer en raison d’une histoire d’amour avec un jeune émigré de 25 ans, dont les parents étaient voisins aux siens. Malgré ses précautions et le refus de la pénétration, elle est tout de même enceinte. Le père refuse de reconnaître la grossesse. Ses tentatives pour avorter n’ont pas abouti. La grossesse étant de l’ordre de la visibilité, la peur, le déshonneur et la honte, particulièrement vis-à-vis de son grand frère, assurant le métier de juge, la pousse à fuir le domicile familial.

« Ce qui bouleverse ma vie, et m’a conduit là où je suis, c’est une histoire d’amour. Je suis tombé amoureuse. C’était un émigré. Il avait 25 ans. J’en avais 19. J’étais encore sous le choc de la disparition de mon père. J’étais seule. Il m’a tenu compagnie. on passait beaucoup de temps ensemble. Ses parents habitaient à côté de nous. Très vite, on a commencé à flirter. Et je ne sais comment on s’est mis à coucher ensemble ; mais je faisais attention à ce que ce soit superficiel sans pénétration. Mais les règles tardaient à venir. Au début, j’ai pensé que ce n’est qu’un retard. Mais les jours passés, et elles ne venaient pas. J’ai eu très peur. Je suis allé voir le médecin. Il m’a fait un test qui s’est avéré positif. Je n’y ai pas cru. Je me suis dit qu’il s’agissait d’une erreur. Il fallait que je fasse une échographie pour être fixée… L’échographie a confirmé que je suis enceinte. J’étais vierge et enceinte. La nouvelle a eu sur moi l’effet d’une bombe. Je n’ai pas mangé trois jours de suite. Comment faire ? Il fallait que j’avorte. Il n’était pas question pour moi de déshonorer ma famille. Je vais apporter la honte à mon frère qui occupe un poste important à la houkouma (l’Etat). Comment va-t-il pouvoir continuer à exercer sa fonction de juge et condamner des gens alors que sa Le statut de dominée de la femme dans la société est une dimension structurante dans tous les récits recueillis auprès des travailleuses du sexe. Elles montrent bien que la non-conformité aux codes et aux règles de la société patriarcale, va nécessairement produire un marquage social à vie, l’enfermant nécessairement dans une forme d’isolement social. Etre divorcée, avoir des rapports sexuels hors mariage, être amoureuse d’un garçon dont les parents refusent de contractualiser le mariage, se retrouver dans l’étau de l’interdit et du déshonneur en raison d’une grossesse non désirée, refuser d’être une « boniche » au service de ses frères, fuir la violence physique, le harcèlement et les abus sexuels, le mariage forcé ; autant d’événements qui contribuent à la construction de la catégorie de femmes « mauvaises » par la société et considérées comme potentiellement «prostituées ». L’engagement bien souvent contraint de ces femmes dans le travail de sexe est en continuité avec un processus qui émerge fondamentalement à partir de la position d’infériorité de la femme dans la société. Une grossesse ne peut pas être cachée. Elle trahit immédiatement la personne enceinte. Une grossesse hors mariage entache négativement l’ethos familial. La femme enceinte, interdite de mariage refusé par son ami ou ses parents, est devenue une « autre ». Elle est classée socialement dans la catégorie de la « putain ». Elle a été « coupable » de nouer de façon autonome des rapports sexuels. Il s’agit rarement d’un libre choix de la femme de fuir le domicile familial. Elle y est contrainte socialement. Dans tous les récits des travailleuses du sexe, les femmes enceintes hors mariage, s’interdisent de soutenir le regard de leurs familles respectives, même si elles ont pu parfois obtenir le soutien de leur sœur ou de leur mère, mais de façon clandestine. Beaucoup d’entre elles seront contraintes d’abandonner leur enfant à l’hôpital, face à l’isolement dans lequel s’est effectué l’accouchement. Ceci montre bien que le désir individuel de la femme, en particulier, doit impérativement s’effacer face à une logique collective qui sanctionne de façon implacable tout comportement de la femme qui a osé enfreindre l’interdit sexuel et social. Mais entre le classement social négatif opéré sur la femme enceinte hors- mariage, par le réseau familial et de voisinage, et la fuite vers d’autres régions, où personne ne les connaît, cette deuxième alternative a l’avantage de s’inscrire dans l’anonymat et l’isolement, d’oublier momentanément la honte, même si elle ne disparaîtra pas.

On saisit toute l’importance de la trajectoire sociale et familiale de la travailleuse du sexe. Elle nous oblige à relativiser la dualité entre ce qu’il est coutume d’étiqueter de « prostituées » et les autres catégories de femmes prises dans l’engrenage d’un divorce refusé par ses parents, d’un amour impossible, d’un abus sexuel ou d’une grossesse non désirée. Les récits montrent de façon récurrente que ces femmes sont dans les représentations sociales, de potentielles « prostituées », et souvent traitées explicitement comme telles. Salima disait : « Tomber enceinte avant le mariage, c’est carrément signé mon acte de mort. C’est la preuve que je suis une fille de mauvaise vie qu’aucune femme n’acceptera comme bru. C’est ouvrir la voie à tous les ragots et les commérages. L’enfant, même s’il est reconnu par son père, serait aux yeux de son entourage et de la société, comme le fruit du péché, du hram (illcite) et du déshonneur. Il est né hors mariage. C’est donc un bâtard et sa mère ne peut donc être qu’une pute ».

A contrario, l’abus sexuel commis par l’homme est toujours l’objet d’un étouffement ou d’une récupération au profit de celui-ci. La société devient plus « compréhensive », plus « silencieuse », sur les agissements sexuels de l’homme. La logique de l’accusation de la femme dans le champ de la sexualité y est fortement prégnante (Mebtoul, et al. , 2006).

Nadia, 25 ans est travailleuse du sexe dans un cabaret à Oran. « J’ai supplié mes parents qu’on déménage ailleurs. Ils n’ont pas voulu m’écouter. Il ne voulait pour rien au monde s’éloigner de ce quartier populaire situé non loin du centre ville. Ils étaient indifférents à ce que leur fille ne puisse plus vivre dans ce quartier. J’ai essayé de mettre le hidjab (voile) ; mais comme je ne l’ai jamais mis auparavant, je me suis sentie ridicule dedans. Je n’ai pas pu le porter. J’ai décidé de ne plus mettre les pantalons. Je m’habillai en robes longues et je veillai à ce que mes bras soient couverts. Il ne me manquait que le foulard pour être prise pour une sœur. Mais le changement de ma façon de m’habiller n’a rien changé au regard des gens. Il est vrai que j’attirai les regards parce que dans mon immeuble, j’étais la seule fille à ne pas porter de foulard. Toutes les autres le portaient soit parce qu’elles n’avaient pas quoi se mettre, soit parce qu’il est pratique parce que le matin, la fille ne perd pas de temps à s’habiller, soit elles sont forcées par leurs frères. Mais il y avait des familles dans les autres immeubles voisins du quartier dont les filles n’ont jamais porté le hidjab, même durant la période où le quartier était contrôlé par les intégristes. Il est clair qu’on s’attaquait à moi à cause de mes habits mais aussi j’étais seule et sans défense. Et cela ne va pas tarder parce que je le ressentais fortement au fil des jours que l’allais subir ce que je redoutais chaque matin et chaque soir. Alors que j’étais à la fin de ma deuxième année secondaire, j’allais être carrément attaquée par un voisin, un grand gaillard. Un chômeur qui était tout le temps posté au coin de la rue. Il habitait avec sa famille au rez-de-chaussée, au niveau du haouch (maison traditionnelle) que je devais traverser pour monter les escaliers pour gagner notre maison au deuxième étage. Quand il m’a vu venir, il m’a devancé pour m’attendre à l’intérieur de la maison, derrière les barres d’escalier. Ce jour-là, la maison était calme et personne ne se trouvait à la fenêtre et au balcon. Il a saisi l’occasion pour me sauter dessus et m’a traîné dans les toilettes en m’empêchant de crier. Il allait m’étouffer. A l’intérieur des toilettes, il a pointé son couteau sur moi. Il me défigurera le visage. Il a déboutonné ma robe et a commencé à me caresser. Je pensai que j’allais mourir. Jamais de ma vie, j’ai eu aussi peur. Mon cœur battait tellement vite que je croyais qu’il allait exposer. Je t’ai dit que j’ai eu une peur si immense que j’ai mouillé dans ma culotte. Il m’a demande ensuite d’ouvrir sa braguette et de lui caresser son sexe. Comme j’hésitai, il m’a lancé une pointe avec son couteau. Du sang a coulé de mon épaule. Je tremblai de tout mon corps. Il voulait que je le mette dans ma bouche. Mais comme il a vu mes dents claquer, il n’a pas insisté. Ce sont les moments les plus longs de ma vie. Des minutes qui m’ont semblé des heures. Je suis monté chez moi en pleurant…J’ai fini par tout dire à ma mère ce qui s’est passé. Elle s’est précipitée chez la mère du garçon. Une grosse dispute a éclaté. La voisine a bien sûr défendu son fils. Elle disait que ce ne sont que des accusations mensongères, puisque personne, à la maison, n’a entendu des cris et n’a vu de scènes. « Si ta fille n’a pas crié, c’est qu’elle était consentante et qu’elle n’a eu que ce qu’elle voulait ».

L’intérêt du récit de Nadia, est de montrer l’inversion des rôles : la victime de l’abus sexuel est désignée responsable d’un acte subi. Le travail de justification de la mère du garçon, dévoile la prégnance des rapports de domination masculins, naturalisant l’abus sexuel. Il s’agit de catégoriser négativement le comportement de la fille, son mode d’éducation, sa façon de s’habiller, etc.

Nadia restitue ici les propos de la mère du garçon: « Ecoute Fatma (nom de la mère de Nadia), c’est aussi un peu de ta faute ! Ta fille est une femme, maintenant. Il faut qu’elle se couvre. Les garçons, les pauvres ! Ils ne peuvent pas se marier : pas de logement et pas de travail. C’est normal, quand ils voient une fille aussi belle que Nadia, qu’ils perdent la tête. Tu sais combien c’est difficile pour un homme de se retenir. Il faut que tu serres un peu ta fille. Il faut qu’elle ne montre rien qui puisse donner des idées aux garçons ».

La honte est aussi du côté de la mère de la fille. L’agression doit surtout rester cacher pour ne pas ternir son image sociale auprès du réseau de voisinage. « Mais ce qui m’a fait le plus mal, c’est de voir finalement, ma mère supplier la voisine de parler moins fort. Elle ne voulait surtout pas que les autres voisins sachent que j’ai été agressée. Elle a supplié la voisine pour qu’elle demande à son fils de s’éloigner de moi. Elle allait presque s’excuser, elle, dont la fille a été agressée ».

A l’origine du travail du sexe, la précarité économique apparaît dans notre enquête, comme la dimension visible qui n’en cache pas moins les rapports de pouvoir au sein de la famille. La misère est souvent indissociable des pressions du mari ou parfois de la mère qui oblige respectivement sa femme ou sa fille à vendre leur corps pour l’entretien des membres de sa famille. Dans ces cas, la prostitution est bien le produit d’une division du travail entre la mère et la fille ou entre le mari et la femme. Il y a en effet un concepteur du travail du sexe et une exécutante qui doit se conformer aux ordres du premier.

Fatima, 22 ans, exerce le travail du sexe dans la rue (Oran). Elle montre la façon dont s’est opérée son apprentissage du travail du sexe dans un ancien quartier d’Oran (Derb) marqué par la drogue, l’étroitesse, l’insalubrité des habitations, les nombreuses ruptures familiales liées au divorce, au terrorisme, à l’émigration, à l’emprisonnement et la proximité des maisons closes. Autrement dit, le fonctionnement de l’espace social allait indéniablement favoriser le développement de la prostitution. Dans ce contexte local, sa mère n’hésite pas à lui inculquer les premières astuces à mettre en œuvre face aux hommes, pour lui permettre de gagner un peu d’argent

« J’ai commencé à m’intéresser aux garçons dès mon passage au collège d’enseignement moyen (CEM). Les filles parlaient souvent de sortir avec leurs copains. Je discutais au bas de l’immeuble avec des garçons, sans plus… N’oublie pas que j’habite le quartier Derb. Les jeunes soutiennent le mur à longueur de journée. La drogue fait des ravages. Les comprimés pour tuer le temps et supporter cette vie de chien. Les jeunes doivent se débrouiller pour avoir « el massrouf » (argent de poche). Les vols et les agressions sont quotidiens dans le quartier. Une jeune fille qui ne va pas à l’école, ne peut pas rester sans rien faire, surtout quand elle a faim. Il faut qu’elle se débrouille pour aider du mieux qu’elle peut sa famille. Le quartier est aussi connu par la présence des maisons closes et par les femmes qui font commerce avec leur corps. Que peuvent faire d’autres, toutes ces femmes qui vivent seules que vendre leurs corps pour nourrir leurs enfants. Il y a des femmes divorcées, jetées dans la rue ; d’autres dont le mari est en prison, ou à l’étranger ou parti dans les montagnes. Je connais beaucoup de femmes de ce genre. Ce sont des voisines. Leurs filles sont nos copines. on a grandi ensemble. on devait toutes nous débrouiller pour d’abord manger mieux, acheter des vêtements, à la coiffeuse.

« Il fallait choisir parmi les jeunes, celui qui serait le plus généreux avec nous pour sortir avec lui. A partir de 15 ans, j’ai choisi mon type. Il avait 18 ans. Tout le quartier, savait que je suis la fille de tel. Plus personne ne va oser me déranger. Il était gentil avec moi. Il ne m’a jamais forcé à quoi que ce soit. Nous allions tout le temps au cinéma pour flirter. Nous avions des projets de mariage. Au même moment, un vieux commerçant a commencé à me faire la cour quand je passai devant sa boutique. Il m’appelait. Il me montrait tout le tissu qu’il avait. Il me demandait de prendre ce que je voudrais et de payer après. Il ne s’est pas gêné de me faire la cour devant ma mère, qui à son tour, n’a pas hésité à prendre des choses à crédit. Elle m’a dit : « fait le marcher et profite au maximum. C’est une aubaine ». Ma mère m’a donné les premiers conseils très utiles dans le rapport avec les hommes. Des conseils comme par exemple : « Ne vas pas ailleurs avec lui. Il faut que tu te débrouilles pour tu ne te retrouves pas jamais seul avec un homme. Tu rentres au magasin et tu le fais craquer. Il doit chaque jour donner un peu plus pour qu’il puisse voir un peu plus de ton corps. Tu le préviens qu’il regarde seulement et ne te touche pas. S’il essaie, tu crieras ».

Dans un contexte socio-économique local profondément délabré, « orphelin » de tout soutien institutionnel ou associatif, la débrouillardise devient la seule tactique des personnes sans ressources financières et relationnelles. Et Fatima montre bien que le travail du sexe se construit hiérarchiquement dans un espace social où la survie est une urgence. Pauvreté et rapports de pouvoirs dans la famille se conjuguent pour donner progressivement corps au travail du sexe. Il contribue de façon explicite à l’entretien de la famille. L’effet du quartier « Derb » ne peut donc être sous-estimé dans la socialisation précoce au travail du sexe.

Les trajectoires familiales et sociales diversifiées de nos enquêtées, ne sont pas sans liens avec la forme du travail du sexe déployées par ces dernières. Djamila, 39 ans, est travailleuse du sexe à domicile dans la région d’Alger. Enceinte avant de se marier, Djamila se soumet volontiers à toutes les conditions dictées par son mari, dans l’unique espoir qu’il l’accepte comme épouse, même sans le consentement de ses parents. Elle quitte donc le domicile familial avec la complicité de son mari. Celui-ci se transforme en proxénète chargé de capter la clientèle et surtout l’argent. Djamila exerce le travail du sexe chez elle, mais sans avoir aucune possibilité de contrôler son activité. Dépendance et soumission au mari, et donc les rapports de domination de sexe, apparaissent ici comme des éléments explicatifs essentiels à l’origine du travail du sexe de Djamila.

« Je me suis laissée faire parce qu’il m’avait dit qu’on allait se marier. C’était l’occasion pour moi. Enfin, me suis-je dit, un homme qui m’aime et que j’aime. on allait fonder une famille ensemble. J’y ai cru au grand amour, moi. C’était déjà mon homme. Dès qu’il m’a touché, je me sui senti comme sa femme. Alors, je ne lui refusais rien du tout. Et un jour, j’avais remarqué que mes règles avaient fait un énorme retard. Là, je me suis inquiété. J’ai vu une amie à moi. Elle m’a conduite chez une sage-femme qui est son amie. Elle m’a annoncé qu’elle était enceinte. J’avais reçu un grand choc. La sage-femme m’avait conseillé d’en parler à mon compagnon. J’ai accouru chez Ahmed pour lui dire que j’étais enceinte. Au début, il s’est mis en colère en me disant qu’il n’était pas prêt pour le mariage. Qu’il n’a pas de famille pour demander ma main. Puis après, il a tout de suite changé d’avis en me disant qu’il ne trouverait pas de femme mieux que moi. Sauf, que si je voulais me marier avec lui et enterrer le scandale, il fallait que je fasse tout ce qu’il me disait. Cela m’a fait plaisir qu’il me dise cela. on a même recommencé à coucher ensemble même enceinte. Mes parents ne voulaient pas que je me marie avec lui. Ils me disaient qu’il était de « mauvaise réputation », un voyou et que ce n’était pas un homme pour moi. Ils n’ont rien voulu savoir et moi, je ne pouvais pas leur dire que j’étais enceinte de ce garçon. Alors, un jour, il m’a proposé de partir avec lui. Qu’il a une chambre, et c’est celle où nous habitons actuellement Je me suis donc sauvé avec lui. on s’est marié au début chez un taleb. Ahmed l’a payé pour qu’il accepte de nous marier. Mais cela n’allait pas régler le problème des papiers. Alors on est parti à Constantine. C’est lui qui a tout organisé. Jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas comment il a fait. Il n’a jamais voulu me le raconter. Nous avons pu avoir un acte de mariage et un livret de famille. Ce que je ne comprends pas, et cela je n’ose pas lui dire, c’est pourquoi, il ne veut pas que je garde le livret de famille ».

« Un jour, j’ai manifesté auprès de mon mari, le dégoût de faire ce travail. Alors il m’a menacé de divorcer et de prendre une autre femme pour faire ça. Et de nous jeter mes enfants et moi dans la rue. Alors j’ai réfléchi. Je me suis dit puisqu’il me ramène les clients, il faut que je me fasse à l’idée. C’est tout. Pourquoi pas ? Après tout, je suis une femme mariée ! Je n’ai pas peur pour ma réputation. Je ne fais pas la prostitution dans la rue. Et il fallait obéir. J’ai toujours exercé ici dans cette chambre. Je n’ai jamais bougé. Il faut bien qu’on vive. Maintenant, j’ai pris l’habitude. Et ces enfants, comment les nourrir ? Et puis, si nous voulons acheter une maison, il faut bien que je l’aide. J’ai travaillé comme femme de ménage. J’étais maltraitée comme une chienne. J’avais 200DA. Ce n’est pas avec ça que je vais sortir de ce trou à rats. Je m’inquiète pour ces petits. J’aimerais qu’ils aillent à l’école comme les autres ».

Lilli, 48 ans, ancienne travailleuse du sexe dans une maison close, décrit la violence physique à l’origine de sa fugue et de l’exercice de la prostitution : « Mes relations avec mes frères se sont détériorées encore plus quand j’ai arrêté l’école. Je suis devenue leur boniche. Comme j’étais la plus grande fille, ils se tournaient vers moi pour tous leurs besoins (manger, vêtement, etc.). on a commencé à me frapper et à me battre alors que j’avais à peine 6 ou 7ans… Je recevais des coups pour n’importe quoi. Ils ne voulaient pas que je sorte dehors ni monter à la terrasse. En face de l’immeuble, il y avait un café. Il n’était pas question pour mes frères que les voisins ou les jeunes du quartier me regardent ou pire encore me draguent. Moi, j’aimais trop flâner dehors et me mettre à la terrasse. Ce qui me valait presque tous les jours, une belle correction. Ma mère a eu peur pour moi. Elle a donc saisi par écrit le juge des mineurs ; lui expliquant les dangers que sa fille couraient à la maison. Le juge des mineurs a décidé de me placer dans un centre d’assistance sociale situé à Messerghine. Je crois que les meilleures années de ma vie, sont celles que j’ai passées dans ce centre. on apprenait à faire de la couture. on avait une bibliothèque. on nous encourageait à lire. Mais cela n’a pas duré longtemps car l’Etat a décidé de fermer ce centre. Moi, je suis retournée à la misère et à l’enfer. Je suis convaincue que l’Etat en fermant ce centre, a fermé aussi mon avenir et m’a jeté à la rue. En effet, dès mon retour à la maison, les coups et les cris ont repris de plus fort. Ce n’était plus des gifles, des coups de poing ou coups de pieds, mais de la torture. Souvent, mon grand frère me fait asseoir sur une chaise et m’enchaîne les bras et les pieds, de façon à ce que je ne puisse plus bouger ou courir pour essayer d’éviter les coups. Il tire sa ceinture et de toutes ses forces me donne des coups. J’avais des bleus partout, surtout aux cuisses et au dos. C’était de la flagellation. on dirait que je subissais les sanctions que méritaient une mécréante qui a commis un pêché ou une esclave qui a désobéi au maître…Un jour, j’ai bravé l’interdit comme d’habitude et je suis allée avec ma copine et voisine Khadidja, nous balader dans le marché de la ville nouvelle. A mon retour, mon frère ne m’a pas frappé, mais il a fait pire. Il a trouvé la solution pour que je ne sorte plus dehors. Il m’a rasé complètement le crâne et les sourcils. C’était l’horreur. Il m’a défiguré. Je ne pouvais pas me regarder dans la glace. J’ai eu très mal. Ce n’était pas une douleur physique comme celle que je ressentais à la suite des coups. C’était une autre douleur plus profonde, plus durable. C’est ce jour-là que j’ai décidé de m’en aller. Ma copine Khadidja venait me voir. Elle aussi, vivait la même chose que moi et en avait marre. Nous avons décidé d’aller loin dès que je retrouve mes cheveux et mes sourcils. Un jour, j’ai volé à ma mère 1500 DA et j’ai pris avec Khadidja, le train de 7 heures du matin à destination d’Alger. Nus sommes arrivés à 13heures à la gare d’Alger. Nous avons acheté des sandwichs et nous sommes allés à la découverte d’Alger. Nous avions eu un sentiment d’une grande liberté mais aussi d’une grande inquiétude. on devait se débrouiller par nous-mêmes ».

Les 30 récits recueillis à Oran, Alger et Tamrasset, montrent de façon récurrente que le travail de sexe émerge de façon dominante à partir d’une situation limite ou de rupture avec la logique familiale. Il s’agit rarement dans nos cas, d’un choix autonome opéré par la travailleuse du sexe. C’est au contraire l’engrenage de la violence physique et sociale dans la société et dans la famille, qui aboutit à des trajectoires brisées ; révélant aussi la « force » d’une logique patriarcale qui aboutit souvent avec le consentement de beaucoup de femmes, à renforcer les rapports de domination de sexe, dont il est difficile pour une catégorie d’entre elles, déjà, « salie » par le divorce, un mariage forcé, une grossesse non désirée, ou un abus sexuel, d’y faire face. La seule alternative est de s’inscrire dans une forme d’isolement social et d’anonymat en quittant leur ville d’origine ; d’où la mobilité géographique de ces travailleuses du sexe qui se construit socialement par la médiation d’anciennes travailleuses du sexe ou « d’amis » se transformant progressivement en proxénètes. Si la stigmatisation se renforce avec le travail du sexe, notre enquête montre clairement qu’elle est déjà prégnante dans le statut de la femme dominée. La violence sociale à l’égard de la femme acquiert toute ta signification antérieurement au travail du sexe.

Les récits de ces femmes, ne peuvent donc être interprétés dans une logique misérabiliste ou passive. Ce n’est pas notre posture. Fuir la violence du mari, du père ou du frère, constitue pour ces femmes une forme de révolte intérieure, une façon aussi de lutter momentanément contre ce sentiment de honte et de pudeur qui est au cœur du statut de la femme catégorisée rapidement de « femmes du dehors » nécessairement mauvaise, sale, « trop libre » et la « femme du dedans », étiquetée comme une femme fidèle et surtout soumise à son mari, à sa belle-mère, etc.

 

Les travailleurs du sexe

La non- reconnaissance sociale de leur homosexualité, constitue la dimension centrale à l’origine du travail du sexe. En se considérant comme homosexuels, parfois très jeunes, au sens où ils affirment leur identité féminine, ils sont l’objet d’une violence extrêmement virulente et d’un rejet, notamment du père au sein de la famille. En exprimant leur identité féminine, ils remettent en question les rôles stéréotypés attribués à l’homme : virilité, puissance, domination, initiative et rôle actif dans les rapports sexuels. En arabe dialectal, l’homosexuel est celui qui se « donne » à l’autre (Attaï). A la marge de la société patriarcale, ils ne peuvent que renforcer les liens sociaux entre eux. Etre travailleur du sexe, c’est aussi démontrer qu’ils peuvent exister et vivre avec leur homosexualité. Mais faire commerce avec leur corps s’impose aussi pour arracher leur autonomie financière, particulièrement quand ils sont dans une logique de rupture familiale. L’homosexuel ne mérite aucun égard, aucun argent de poche de son père. Il est souvent contraint de se reconstruire socialement dans la rue et à avec ses copains homosexuels.

Espoir est le prénom que s’est donné l’un des travailleurs du sexe. Il a 25 ans. Il est étudiant en médecine et parallèlement serveur dans un bar. Même s’il est d’origine sociale relativement élevée (profession du père : cadre financier), il restitue de façon précise les stigmates que lui inflige son père qui opère par la violence symbolique pour tenter de l’éloigner du domicile familial. C’est parce qu’il est à côté des normes sociales dominantes, que l’homosexuel est confronté dans la société et dans la famille, à une forme de mépris et de distanciation sociale, qui laisse des traces profondes dans le corps social de l’homosexuel. Goffman (1963) nous rappelle le fonctionnement du stigmate : « le maniement du stigmate n’est qu’un rameau d’une activité fondamentale de la société, à savoir le profilage de nos attentes normatives quand à la conduite et au caractère d’autrui ».

Le récit de Espoir est intéressant parce qu’il montre bien que tout homme qui manifeste des signes de repérabilité de l’homosexualité, autrement dit des signes de féminité, est rejeté ou exclu. Or Espoir comme les autres homosexuels s’affichent avant tout comme femmes. Ce qui est catégoriquement refusé par leurs familles respectives. Ecoutons-le : « Je n’ai pas toujours été bien avec mon père. Le jour où j’ai eu mon bac, cela s’est aggravé de plus en plus. J’ai attendu qu’il soit fier de moi, d’être enfin bachelier. Mais il a manifesté une dureté et une froideur insupportable. Quatre jours après, une dispute s’est déclenchée entre lui et ma mère. Il la trompe. Et moi, je le sais, mais elle non. Alors qu’il voulait la frapper ; ce jour-là, je me suis interposé entre eux. Je l’ai affronté, en le menaçant, que s’il touchait un de ses cheveux, j’aillais lui révéler ses relations secrètes avec ses différentes femmes que je connaissais parfaitement. Depuis ce jour, il me déteste et il me craint. Si j’étais mort, il serait très heureux. on ne se parle plus jamais. Même à table, on pourrait être en face, s’en s’adresser la parole. Alors pour l’argent de poche, je n’en parle pas parce que je ne reçois rien de lui. Je n’existe pas pour lui. Recevoir une récompense au bac, il ne fallait pas y compter. Jamais ! Par contre, quand mon frère aîné a eu son bac, mon père a été tellement fier de lui, que j’en ai pleuré. Il lui a organisé une fête qui rassemblait à un mariage. Et moi, j’ai rien eu. Quand il fallait s’inscrire à l’université, je n’avais aucun sou. J’ai demandé à mes parents, sans résultats. Mon père m’a répondu que le bac, je l’ai eu pour moi, et non pour lui. Je n’allais rien lui rapporter avec mon bac. Alors, j’étais tellement désespéré que je suis descendu le soir, dans la rue, pour trouver un peu d’argent par n’importe quel moyen. Tu sais pourquoi mon grand frère est plus considéré que moi. Tout simplement, parce que lui, c’est un homme. Il se comporte comme tel. Par contre moi, je suis un homosexuel (« Neqch ; «Ataye »). J’ai toujours manifesté des gestes féminins. Ce n’est pas de ma faute. J’ai toujours été comme ça. C’est pour cela que mon père me déteste. Depuis que j’étais petit, il m’appelle le sale bâtard comme si c’était pas lui qui m’avait conçu. Il m’arrive souvent de croire que ce n’est pas mon vrai père. Qu’on m’a ramassé dans la rue, c’est pour cela que je retourne souvent dans la rue. Je suis peut-être condamné à vivre dans la rue toute ma vie ! Ma mère aurait aussi préféré avoir une fille à ma place. Un jour qu’elle était en colère contre moi, elle m’a tellement crié dessus qu’elle m’a avoué qu’elle avait désiré une fille après mon frère. Et qu’elle a tellement déprimé, qu’elle a eu un garçon qui ressemble à une fille… Et même si elle fait semblant de m’aimer, je sais qu’elle ne m’a jamais désiré ».

L’homosexuel a une marge d’autonomie extrêmement réduite face aux multiples violences sociales dont il est l’objet. Il est contraint d’investir la rue. Seul espace qui lui permette de donner sens à son homosexualité. Il devient par la force des choses, un travailleur du sexe. Il n’a pas d’autres alternatives s’il veut survivre dans une société qui le rejette.

Momo a 27 ans. Abandonné respectivement par son père et sa mère qui se sont tous deux remariés, il est adopté par la rue. « Mon père nous a abandonné alors que j’avais 6 ans. Il voulait se marier avec une autre femme. Je le déteste. Je le considère comme mort, moi. Une année après, ma mère s’est remariée. Elle a commencé à son tour à me négliger comme mon père l’a fait. Je ne la voyais presque plus. C’était son mari qui commandait à la maison. Il est même arrivé à me frapper. Il prenait un tuyau en fer et me tapait dessus. Un jour, il m’a sorti un couteau. Il a voulu me tuer. Je me suis sauvé. Depuis, je vis dans la rue. C’est tout simple. Comment vivre avec un beau-père violent qui veut me tuer pour avoir d’autres enfants avec ma mère, et une mère qui n’existe pas. Un père qui est vivant, mais que je ne vois jamais. C’est ridicule. Donc c’est la rue qui m’a adopté. Enfin, je suis toujours insulté à cause de mes manières. Je ne pouvais supporter ma vie avec eux. Je suis parti. J’ai appris à vivre dans la rue et sur les cartons. J’ai appris à mendier et aussi à me prostituer ».

Ils revendiquent leur identité féminine : « Nous sommes des femmes. Et ce n’est pas de notre faute ». Laeticia, 21 ans, disait : « C’est à l’âge de 11 ans que j’ai constaté que j’étais attirée par les garçons. Bon, j’étais petite. Je ne pouvais pas faire la distinction, vraiment. Mais avec le temps, ça a continué. Je ne suis jamais tombée amoureuse d’une fille. Je ne peux pas. Ce sont des filles comme moi. Ne soit donc pas étonnée que je te parle de moi au féminin. Car je suis une fille. Je n’ai jamais accepté l’idée d’être un garçon. C’est vrai que je suis née avec un pénis, mais cela ne veut rien dire. Je fais tout pour changer ma physiologie. J’ai toujours voulu ressembler à une femme. Avoir son corps. C’est normal. J’ai un sang féminin. Mes gestes et ma voix le prouvent. Ce n’est pas de ma faute. Je suis née comme cela. C’est pour cela que je me suis fais des seins. J’ai pris des hormones, la pilule aussi ». Laetitia soulève son tee-shirt pour montrer à l’enquêtrice une poitrine de femmes. Elle poursuit : « Tu vois. Tu ne trouves pas que c’est réussi. C’est vrai qu’elle n’est pas énorme. Mais au moins, j’ai des seins. Cela va en accord avec mes gestes et ma voix. Si je ne l’avais pas fait, je serai devenue folle. Il reste maintenant à l’université où je suis toujours considérée comme un garçon à cause de mes papiers. C’est vrai que j’ai une carte d’identité d’homme. Mon nom et mon sexe sont masculins. Mais ma psychologie est féminine. Cela, les gens ne peuvent pas le comprendre. J’espère que toi, tu me comprends au moins ! C’est pour cela que tu es là, n’est-ce pas ! Je voudrai qu’avec cet entretien que je t’accorde, les gens vont enfin comprendre qu’il existe des personnes comme moi. Qui sont moitié homme, et moitié femme. Et le contraire existe. Mais à l’université, je suis obligé de cacher ma vraie identité. Comme si j’ai une double vie. La vraie identité, je l’exprime quand je suis avec des gens comme moi, et pour les trouver, il faut être dans un milieu de prostitué ».

Les travailleurs du sexe portent aussi des stigmates. Ils sont perçus différents des hommes dits ordinaires. Ils sont contraints de cacher leur homosexualité derrière le travail du sexe.

Parfois, c’est le père qui les pousse au travail de sexe par la violence des mots. Un travailleur du sexe, nommé Catherine, disait : « Aujourd’hui, j’ai 21 ans. Et j’en ai marre. Je fais des fugues à chaque fois. Mon père s’en fout éperdument. Il ne s’est jamais inquiété. En fait, il aimerait bien que je sois mort. Tout cela à cause de ma manière de m’habiller, de faire et de parler. A cause de ça, il me disait : « va te prostituer, c’est ta spécialité ». Mon père me maltraite. Comme je suis l’aîné des garçons, il me bat pour que cela serve de leçons aux autres frères et sœurs… Mon père est un homme violent. Souvent, je me dis qu’il n’est pas normal… Souvent mon père me chassait de la maison par un oui ou par un non. Par exemple, aujourd’hui, ça fait trois mois que je suis dehors. Personne de ma famille ne s’est inquiété de moi. D’ailleurs, je me demande si j’ai une famille, aujourd’hui. Pourtant, nous sommes neuf à la maison. C’est infernal. Alors je me suis déclaré un prostitué par vengeance. Et maintenant, je peux dire à tout le monde, que j’adore le trottoir. Ma mère le sait. Mais elle ne peut rien dire parce qu’elle sait que c’est la faute à mon père. En plus, elle a peur de lui ».

Tout se passe comme si le travail du sexe leur permet d’être ce qu’ils souhaitent être : des femmes à part entière et reconnues comme telles. Or, ils observent de toute part, une totale incompréhension aussi bien de leur famille que de la société. Ils sont alors bien obligés de se construire socialement à la marge des « autres » qui leur refusent catégoriquement leur statut d’homosexuel. Leur souffrance vient aussi du refus social de la différence entre hommes ou certains se sentent et se considèrent avant tout comme des femmes. Lylia disait : « Je suis une fille et non un garçon. Personne ne veut me croire. Il est vrai que je suis né avec le corps d’un homme, mais dans ma tête, je me sens une fille, «tafla » (en arabe dialectal). Et puis, je ne ressens aucune honte à le dire. Parce que c’est ma personnalité. Je suis comme ça. Personne n’a vraiment rien compris. Il y a eu sûrement une erreur de la nature. Ce n’est pas de ma faute. Tout a tout fait pour que je change. . Et cela n’a pas marché. Je fais tout comme une fille. Je me comporte comme une fille. J’ai tout appris à faire comme une fille. Je sais faire la cuisine, le ménage, la lessive. Je fais de la couture. Quand je suis à l’abri des regards, je m’habille comme une fille. Je parle comme elle. Tu as peut-être remarqué que même ma voix est féminine. Ce n’est pas de ma faute… J’ai beaucoup souffert de ça. Des jugements des autres, surtout de ma famille ».

Tous ces récits des travailleurs du sexe montrent de façon forte la quête d’une reconnaissance sociale de leur homosexualité. Ils la revendiquent fortement. Ils expriment de façon récurrente leur souffrance à propos de la rupture avec leurs familles. Ici aussi, leur révolte intérieure s’objective dans les mots : « je suis travailleur du sexe par vengeance ». Etre travailleur du sexe, est un manière pour eux d’exister, de tisser des liens sociaux avec des hommes et des femmes qu’ils ne peuvent pas espérer réaliser de façon visible dans leur vie quotidienne, du fait précisément du refus de leur homosexualité dans la société.

 

II- ENTREE DANS LE TRAVAIL DU SEXE

1-La captation

 

L’entrée dans le travail du sexe n’est jamais fortuite, spontanée ou individuelle. Elle s’opère toujours par la médiation de personnes ou de réseaux relationnels qui n’hésitent à capter la « nouvelle » travailleuse du sexe confrontée à l’isolement social. En ce sens, l’entrée dans le travail du sexe se présente comme une construction sociale. Le jeu social devient prégnant pour convaincre la femme d’assurer le travail du sexe. Il s’agit moins de lui imposer brutalement son insertion dans le « Milieu » que d’user de l’arme de la promesse centrée sur l’argent qu’elle pourra gagner ou sur une possibilité de mariage, etc.

La rencontre avec « l’autre » est évoquée de façon récurrente par les travailleuses du sexe. Ces médiations sociales sont diversifiées : réceptionniste d’hôtel, copine, ancienne prostituée, patronne d’une maison de passe, proxénète, patron d’un bar, etc. Le mode d’entrée dans le travail du sexe est toujours opéré sous influence sociale. Autrement dit, les rapports qui vont se nouer entre la « nouvelle » et les autres, sont décisifs, dévoilant bien que son intégration dans le travail du sexe émerge toujours à partir d’un réseau relationnel.
Il est indéniable que l’argent est une dimension importante dans les interactions entre la « nouvelle » et les autres acteurs sociaux qui sont en général déjà impliqués dans le milieu de la prostitution.

Salima exerce le travail du sexe dans un appartement d’une femme propriétaire qui capte les femmes et recrute les clients. Elle décrit bien son mode d’entrée dans le travail du sexe. « La première fois que j’y suis allée, c’est après que mon fiancé m’a quitté. Mes deux copines dont je t’ai parlé avant, venaient me voir tous les jours pour me consoler. Elles me ramenaient à manger et me dépannaient en argent. Elles ne manquaient pas d’argent. Je leur ai dit : « comment vais-je faire pour vous rembourser » ? Elles m’ont dit que c’est très facile et je n’avais qu’à accepter d’aller avec elles chez Mama Mouna que je connais de réputation. Oui, elle est connue pour être une propriétaire d’une maison de rendez-vous. Un merkaz, comme on dit. Elle habite un appartement dans l’un des plus beaux immeubles du quartier Miramar(Oran). Nous sommes partis au début de l’après-midi, un jour de semaine. Un superbe appartement, juste au premier étage. Un F3 joliment meublé, bien équipé et très bien rangé.

La dame dont l’âge ne dépasse la cinquantaine, est très élégante en tenue traditionnelle. Quelques minutes après, elle commence à me raconter quelques épisodes de sa vie comme si elle me connaissait depuis longtemps. on a vite sympathisé. Elle m’a expliqué comment elle a réussi malgré les temps durs, à avoir cet appartement en plein centre ville et mener un tel train de vie, elle qui a tout vu et tout fait dans ce bas monde. A la fin de l’après-midi, deux hommes sont venus. Ils étaient attendus. Ce sont des habitués du lieu. Ils connaissaient bien mes deux copines. Ce sont des clients. Ce qui m’a étonné, c’est que les deux hommes embrassaient à tour de rôle les deux femmes.

Ensuite, ils se sont enfermés tous les quatre dans une même chambre. Ils sont restés une heure. Les deux hommes sont partis. Mes deux copines étaient heureuses. Elles venaient de gagner ce soir là, en l’espace d’une heure seulement, 3000DA. La patronne m’a dit juste avant de partir que moi aussi, je peux gagner beaucoup plus qu’elles si je le voulais parce que je suis belle et nouvelle. Il suffit que je retourne la voir le lendemain. Les gens courent après les nouveautés.

Tout ce qui est nouveau, se paie cher, très cher. Le lendemain, mes copines m’ont amené chez la coiffeuse. on lui a dit que c’est Mama Mouna qui m’envoie pour qu’elle s’occupe bien de moi. Elle m’a convaincu de changer la couleur de mes cheveux. « Le jaune fait vendre », insistera la coiffeuse ».

La captation peut aussi s’opérer par le chantage face à une femme qui tente de cacher une grossesse non désirée. L’usage du chantage est d’autant plus efficace dans une société locale où tout peut se savoir rapidement.

Il s’agit donc d’étouffer l’affaire en échange d’un recrutement de la femme au sein de la maison de passe. La femme enceinte déjà fortement culpabilisée, ne peut que céder face à la peur du scandale et du déshonneur de sa famille. Une femme qui a osé transgresser les normes dominantes de la sexualité, et ne pouvant pratiquer l’avortement, est déjà une potentielle prostituée dans la société.

Leila est donc contrainte de fuir le domicile familial en raison d’une grossesse non désirée, tout en étant vierge. Malgré toutes ces tentatives, elle ne peut donc avorter. La peur et la honte à l’égard de son frère qui est juge, la conduisent à louer une pièce au village de Béni-Saf où elle résidait avec sa famille.

« J’ai loué une pièce chez une femme à Béni-Saf. J’avais sur moi en sortant de la maison, 2 millions de centimes. Je suis une couturière et les robes de mariage sont très demandées. Le montant de la location était de 2000 DA par mois. Je ne sortais pas du tout de la chambre. Je ne pouvais pas oser mettre mon nez dehors, de peur que quelqu’un m’aperçoivent et informe mon frère qui serait venu me chercher.

D’ailleurs, la bonne femme, propriétaire a très bien compris. Elle n’a pas hésité à me soumettre à un odieux chantage. Elle a d’abord usé d’insinuations, de menaces à peine voilées. Elle me disait : « tu sais, ce n’est pas parce que tu ne sors pas dehors que personne ne peut savoir. Le mur n’a pas que des oreilles. Il a des yeux aussi ». Moi, j’ai compris tout de suite. Et au lieu de lui donner 200 DA pour la nourriture, je lui donnais 500 DA. Le troisième jour, j’ai compris que je n’ai pas affaire à une femme qui gagne sa vie en louant une pièce de sa maison. Mais qu’elle faisait autre chose.

Elle recevait des hommes et des femmes qui passaient la nuit à boire et à manger. Et depuis, je ne dormais plus. Je voulais partir. Mais elle ne m’a pas laissé. Elle savait mon secret et elle menaçait d’informer mon frère. Un mois plus tard, je n’avais plus d’argent à lui donner. Elle m’a expliqué qu’elle ne peut pas me laisser partir et qu’elle ne peut pas non plus me garder sans que je ne fasse rien pour gagner ma vie. A ses yeux, il n’existe qu’une seule solution qui a selon elle l’avantage d’être facile. Il fallait juste accepter de s’amuser avec ses invités ».

Le contexte dans lequel se construit la rencontre entre la patronne et la femme, structure et conditionne son entrée dans le travail du sexe. Le cadre d’expérience, selon Goffman, met les deux catégories d’acteurs dans une relation inégale et asymétrique.

La propriétaire est dans une position de force favorable qui lui permet soit par le chantage ou par l’argent, de capter des travailleuses du sexe. Au moment de l’entrée dans le travail du sexe, ces femmes confrontées à l’isolement social, montrent bien que leur marge d’autonomie est faible. Elles se perçoivent au début comme des victimes. Elles intègrent un jeu social dont elles ne maîtrisent pas encore les astuces du métier.

Pour la majorité d’entre elles, le contrôle de l’activité du sexe n’est pas de leur ressort, au moment de leur insertion professionnelle. Elles affrontent les multiples incertitudes du métier. Elles apprennent progressivement à connaître les stratégies de celles ou de ceux qui les recrutent.

Souad, travailleuse de sexe dans un hôtel, a quitté la ville de Relizane, en raison du divorce refusé par ses frères. Elle décide de venir à Oran pour chercher du travail. Elle erre dans la ville qu’elle ne connaît pas. Elle est captée par le réceptionniste d’un hôtel qui n’hésite pas à user ici du chantage sexuel et financier. Elle décrit la stratégie déployée par le réceptionniste, pour la persuader d’intégrer le travail du sexe.

« Je lui ai dit que j’ai besoin de travailler, mais surtout d’un lieu où dormir la nuit. Il m’a dit : « tu sais l’hôtel affiche tous les jours complets. Le patron le sait bien. Il se rendra compte si je te donne une chambre pour la nuit. Je dois le payer, et malgré, cela, je risque de perdre mon travail. Mais pour toi, j’accepte de courir le risque pour cette nuit ».
Le soir, il m’a ramené un sandwich. Nous avons discuté un peu. Le lendemain, il m’a réveillé. Il s’est servi de son double. J’ai sursauté quand je l’ai vu au bord du lit. Il m’a tout de suite rassuré en me montrant un plateau sur la table de nuit. Pour la première fois de ma vie, on me sert un petit déjeuner au lit. Je n’avais jamais pris de jus d’orange le matin, après le café. J’ai été étonnée qu’il me traite de cette manière. Après, il m’a dit que désormais, je devais me débrouiller.
Je lui ai dit que je n’ai pas où aller et que je ferai tout ce qu’il voudra pourvu qu’il me laisse passer une autre nuit, même dans le couloir de l’hôtel, pourvu que je ne sois pas dehors. Alors là, il m’a pris au mot. Il m’a dit : « tu es sûre que tu feras tout ce que je te dirai ». J’ai dit oui. Mais moi, je pensai faire n’importe quel travail. Mais il avait autre chose en tête. Quand j’ai voulu reprendre mon sceau et mon balai, il n’a pas voulu. Il m’a donné de l’argent pour aller prendre un bain et il m’a accompagné chez la coiffeuse. Elle m’a transformé. Il est venu me récupérer. Il était très content du résultat. on a fait les boutiques. Il m’a choisi une belle robe. Je ne voulais pas, mais il a insisté. Une fois à l’hôtel, il m’a remis la clef de la chambre. Il m’a demandé de mettre mes nouveaux habits et de l’attendre. Il est venu vers 10 heures. Il sentait l’alcool. Il m’a dit : « regarde. Tu es une autre femme, maintenant. Tu n’as rien à voir avec Yamina (mon vrai prénom). A partir d’aujourd’hui, tu vas porter de nouveaux habits, une nouvelle coiffure, plein de maquillage et un nouveau nom. Tu vas l’appeler Soussou. Tu vois, j’ai dépensé une fortune pour toi. C’est de l’argent que j’ai pris dans la caisse qu’il va falloir rendre au plus vite. Tu peux me le rendre et on peut tous les deux, gagner beaucoup d’argent, si tu fais ce que je te dis. D’abord, il faut que tu prennes un verre de vin avec moi ». Je n’ai pas voulu : « je lui ai dit que c’était interdit ». Il a insisté pour un verre. Il m’a parlé des bienfaits de l’alcool : la bonne humeur, l’ambiance, oublier les soucis, se débarrasser de la timidité, se sentir bien. Tu imagines le reste… Bien que j’étais au chaud, bien propre, bien habillée, avec une nouvelle jolie tête. J’étais triste. Ce n’était pas moi. J’étais en train de mourir une seconde fois. Il faut que j’apprenne à devenir une autre
».

L’entrée dans le travail du sexe dévoile combien il est important de prendre en considération les rapports construits socialement avec d’autres acteurs qui, eux aussi, à leur manière, sont au cœur de la relation prostitutionnelle.
Il n’ y a pas de prostitution en soi. Elle ne le devient que par les situations et les interactions que la femme est souvent contrainte de nouer pour fuir l’isolement et la solitude. Il y a aussi la peur de dormir dehors ou de tenter tout simplement de gagner sa vie. Les récits montrent bien que son intégration dans le milieu est toujours l’objet de tractations, de stratégies de celles ou de ceux qui souhaitent qu’elle exerce ce travail dans un objectif souvent mercantile. Les situations diversifiées rencontrées dans notre enquête, révèlent que l’entrée dans le travail du sexe recouvre nécessairement des facettes plurielles et hétérogènes. Mais l’insertion professionnelle de ces nouvelles travailleuses du sexe, s’opère rarement pour le plaisir. Il y a au contraire, chez beaucoup de ces femmes, une sensation de passer à une toute autre vie.

Constatant que dans la société, l’emploi pour les femmes, peut se monnayer en échange de l’acte sexuel, Manel, divorcée, exerçant aujourd’hui à Tamrasset, a privilégié de façon explicite la prostitution au harcèlement sexuel qui la rendrait dépendante de ses employeurs.

Dans son récit, elle montre que le travail du sexe a représenté, à ses yeux, une forme relative d’autonomie. Elle indique que son réseau relationnel s’est constitué dans les salons de coiffure qui représentent des espaces stratégiques dans la captation des travailleuses du sexe.

« Je suis restée à la maison sans rien faire. De temps en temps, je sortais pour me balader ou rendre visite à des amies. Tu comprends ! Je commençais à faire des connaissances à travers les salons de coiffure. Et c’est là que mes contacts ont eu lieu avec des filles et des patronnes. J’ai eu de la chance. J’ai fait la connaissance d’une patronne originaire d’Oran. Elle m’a dit que si j’ai du courage, elle avait un coin à me louer. J’étais une fille dynamique. J’avais aussi le sens du commerce. Et c’est comme cela, que je suis rentrée dans le monde de la prostitution.
Par expérience, avant que je ne commence la prostitution, j’ai voulu travailler. Mais à chaque fois, que je me rendais chez quelqu’un pour demander du travail, le propriétaire voulait abuser de moi. Il me faisait du chantage. Pour moi, c’est une forme de prostitution. Alors, il vaut mieux aller la pratiquer directement et avoir de l’argent, et personne ne me donne d’ordres
».

Mais l’entrée dans le travail du sexe peut recouvrir d’autres formes plus raffinées, plus galantes, plus subtiles, plus réflexives des rapport prostitutionnels, imposant au départ des invitations dans les restaurants, des cadeaux, et se concluant généralement dans des appartements luxueux. Cette captation s’opère en général à partir des cités universitaires.

Nadia, étudiante, décrit son mode d’insertion dans le milieu de la prostitution : « Ma copine avait une cousine plus ancienne dans la cité. Elle était en 3ème année de biologie. Nous étions avec ma copine, en 1ème année de droit. Cette cousine s’est arrangée pour avoir avec elle dans sa chambre, ma copine qui m’a offert de m’héberger. Sa cousine sortait beaucoup le soir avec les hommes de tout âge. Et elle nous racontait. Il m’est arrivée de rester quelques minutes avec elle, à la porte de la cité, le temps que son copain arrive. Un de ses copains m’a remarqué et a insisté pour me connaître. Ma copine m’a convaincu d’accepter son invitation. « Viens et tu verras, toi-même que c’est un homme courtois et très gentil ». Dès notre première rencontre, pour un déjeuner à la pêcherie, j’étais conquise. C’était la première fois, que je mettais les pieds à la pêcherie, moi qui est née et grandi pas loin d’Oran. L’homme était impressionnant. Il s’est présenté comme un homme d’affaire, marié avec enfants, qui aime la vie et les belles femmes. Il avait un langage franc et rassurant. Il ne te regardait pas d’en haut. Il n’était ni brutal ni arrogant. on a passé un bon moment ! Il nous a acheté des fruits et nous a ramené à la cité universitaire. Nous nous sommes revus plusieurs fois. J’ai mangé avec lui dans des restaurants plus chics.

Nous avons fait les magasins et il m’a acheté une belle robe. Un mois après, il m’a emmené dans son appartement. Il me l’a fait visiter. Il était superbe. Il s’est servi un verre. Il n’a jamais insisté auparavant pour que je boive. Il m’a dit gentiment : « Nadia, c’est à toi de décider. Tu restes dormir ici ou tu retournes à la cité, c’est comme tu veux. Si tu me dis, je te conduits immédiatement ». Je ne savais ce que je voulais. J’allais lui dire, je pars, mais je n’ai pas prononcé ces mots. Je suis restée muette.
Évidemment, qui ne dit mot, consent. Alors, il s’est assis à mes côtés, et il m’a caressé les cheveux. Il m’a ensuite expliqué les règles du jeu. Il m’a dit de ne pas oublier ces trois choses : qu’il est marié et qu’il ne compte pas se remarier et que par conséquent, je dois enlever de ma tête, tout espoir d’un possible mariage ou d’une relation durable. La seconde chose, qu’il est un homme, qui au bout d’un certain temps, a besoin de changer et qu’il faut que j’accepte ce changement et enfin que je sache que s’il est avec moi, c’est pour que je lui donne ce que sa femme ne peut pas lui donner et que je lui offre une ambiance de fête et de joie qu’il n’a pas dans sa maison. Quand il a voulu savoir si j’ai bien compris, j’ai hoché la tête pour dire oui. Il m’a conseillé de boire un verre de pastis. Il avait bon goût. Il m’a ensuite montré la salle de bain. Je n’ai jamais vu de pareille. Il m’a offert un joli chemisier. Et après, tu devines le reste. J’ai perdu ma virginité, ce jour-là. J’ai tout fait la première fois avec lui et j’étais heureuse de le faire. En plus du cadeau, il m’a donne le matin, 2000 DA
».

A l’autre extrême, l’entrée du travail du sexe peut se construire à partir de l’errance dans la rue. Pour rompre avec le statut de sans domicile fixe, certaines n’hésitent pas à passer par la médiation de travailleuses du sexe expérimentées, à s’insérer dans le milieu de la prostitution où la rue fait office d’espace de captation de la clientèle.

Le type d’insertion professionnelle de ces femmes est indissociable de la forme des rapports prostitutionnels. Le mode d’entrée dans le travail du sexe, produit des mondes sociaux de la prostitution extrêmement différents et surtout inégaux.

Khadidja est travailleuse du sexe dans les rues d’Alger. Son mari a été tué par les terroristes. Deux enfants à charge, elle assure le double emploi : la journées, elle est femme de ménage, et la nuit, travailleuse du sexe. « Il y a six ans de cela, quand j’ai été mise dans la rue et qu’on a placé mes deux enfants dans un centre. Je dormais du côté de la place Audin. Là-bas, il y a des familles entières qui dorment dehors. Les autorités ne font rien.
Nous, les sans domicile fixe, nous sommes abandonnés par l’Etat. on rapporte rien au pays…C’est là que j’ai réalisé qu’il me fallait affronter le monde de la rue. Que j’ai perdu ma maison et mes enfants à jamais. Que j’étais une fille de la rue (en arabe : bent ezenka). Je voulais mourir. J’ai même pensé à me tuer. J’en avais plus que marre.

Tous les jours, il fallait trouver un endroit pour dormir. Et le comble, c’est qu’à la place Audin, il ne faut surtout pas dormir à la place des autres. C’est le boulevard des sans abris. Alors je me suis dit qu’il fallait que je trouve un moyen pour ne pas dormir dans la rue. Me prostituer (en arabe : Nekheb), c’est la meilleure façon de passer la nuit dans un lit, une voiture, un cabaret, n’importe où, mais pas dans la rue. Et pas toute seule, et si en plus de cela, je suis payée, c’est encore mieux. Je vends mon corps. C’est le mien. Je suis libre. Je n’ai pas de mari. Ceux qui prétendent être des musulmans, l’ont tué.
Je suis parti du côté de la place des martyrs. J’ai repéré des femmes en train de se prostituer. J’ai sympathisé avec l’une d’entre elles qui a eu pitié de moi quand je lui ai raconté mon histoire.
Finalement, elles ne sont pas toutes salopes. Ce sont les hommes qui sont des salopards. Elle est devenue mon amie et elle m’a aidé à entrer dans le milieu de la prostitution. Et pour me prouver sa bonne foie, elle m’a même passé un client. Elle le connaissait très bien. C’était pour que j’aie confiance. Elle savait que la première fois, c’est toujours difficile
».

Tout en étant chanteuses dans un cabaret, Ahlam assure aussi le travail du sexe. L’espace socioprofessionnel est en effet propice pour une insertion dans le milieu du travail du sexe. Même s’il s’agit de l’assurer de façon occasionnelle et sélective, pour un besoin urgent d’argent. Chanteuse avant tout, refusant l’étiquetage stigmatisant de « putain », Ahlam admet pourtant ce double emploi.

Ahlam, divorcée, exerce en premier lieu le métier de chanteuse dans un cabaret d’Alger : « Avant tout, je suis chanteuse de raï. J’ai réalisé que j’avais ce don depuis l’âge de huit ans. J’ai beaucoup travaillé dans les cabarets. Je travaille toujours dans un cabaret. Je me suis stabilisée en quelque sorte. Mais aujourd’hui, je chante et je reçois des rechquates. Cela peut arriver jusqu’à 2000 DA la soirée. Il m’est arrivé aussi de passer la nuit avec des clients après les heures de travail au cabaret. Mais ça été avant que je rencontre mon protecteur. Je ne sais pas si on appelle cela de la prostitution. Je venais de divorcer. Ma fille était restée avec son père. Je me suis retrouvée toute seule. J’avais besoin d’argent. Il fallait envoyer de l’argent à la famille. Mon frère m’a demandé de rentrer à Mostaganem. Mais j’ai refusé. Si j’étais rentrée, je n’aurai pas pu chanter. Ici, je me sens libre. Depuis que j’ai rencontré mon ami, je ne le fais plus. La première fois, je l’ai fait dans un cabaret où j’exerçais effectivement la chanson. Un client est venu me voir. Il m’a payé une bière. Il m’a proposé de m’emmener chez lui pour terminer la soirée et passer la nuit avec lui. En contrepartie, il m’a proposé 3000 DA. J’ai accepté. Je le répète. Je suis une chanteuse et pas une pute. De temps à autre, quand un client se présente et que j’ai besoin d’argent, je le fais, le temps de sortir de la crise. Tout le monde le fait ici… Bien sûr, j’avais mes conditions. Il ne s’agit pas de partir avec n’importe qui. Je ne faisais jamais cela dans la rue ou dans la voiture. J’ai une dignité tout de même. Mon client a été un directeur d’entreprise. Il a été gentil avec moi. J’ai fait ce qu’il m’a demandé. Et il m’a accompagné à l’hôtel ».

Il semble difficile d’établir une frontière distincte et claire entre prostitution occasionnelle et permanente, tant l’activité du sexe est mouvante et cachée. Elle est enfin très irrégulière selon les périodes de l’année, concernant la captation des clients. Pour les travailleuses du sexe qui exercent dans les maisons closes, l’insertion professionnelle est volontaire et réglementée.

Fatima exerce à présent dans une maison close d’Oran. Après avoir été battue violemment par son mari, elle décide d’intégrer au départ la maison close de la ville de Béchar. Elle disait : « A chaque fois, qu’il rendait visite à sa mère, mon mari revenait tout remonté contre moi. Il commençait à crier et à me battre. Il me frappait comme si j’étais un homme : des coups de poing et des coups de poing. Cette dent, c’est lui. Cette cicatrice que tu vois sur l’épaule, c’est encore lui : un coup de couteau.
Heureusement, qu’il ne m’a pas touché le visage. Une fois, il a failli m’étrangler avec ses mains. Le médecin a vu les marques. Je lui ai dit que j’avais les angines. Il m’a dit que je l’ai échappé de justesse. Alors il fallait que je le quitte avant qu’il ne provoque un drame.

Non ! Je n’ai pas déposé plainte. Je l’ai quitté. J’ai perdu sept ans de ma vie. Heureusement, que je n’ai pas eu d’enfants. on a tout fait pour en avoir, mais Dieu n’a pas voulu. J’ai alors carrément opté pour le bordel de Béchar Au fort Lotfi. C’est un bordel réservé aux militaires. J’y suis restée pendant deux ans durant les années 93, 94 et 95. J’ai ensuite quitté Béchar pour être proche de ma fille.

A mon retour à Mostaganem, j’ai écrit une lettre au procureur pour entrer dans une maison close. J’ai été convoquée par le commissariat. J’ai été fichée. Vingt jours après, j’ai reçu un arrêté du wali.
Là, j’ai franchi le pas du non-retour. J’ai sali mes papiers. (en arabe : ouass kwaghti). J’y suis restée deux ans. La maison close a fermé en 2002 pour des raisons liées à l’ancienneté des constructions en ruine. Je suis allée à Béchar, Annaba et je suis à Oran, depuis 2003
».

Les travailleurs du sexe évoquent leur mode d’insertion dans la prostitution, de façon plus sereine, plus volontaire, et plus libre.
La rue représente souvent leur premier lieu de captation de la clientèle. Mais ils optent pour les quartiers aisés d’Alger, pour des raisons de sécurité.

Les homosexuels

Takfarinas disait : « Quand je suis arrivé à Alger, j’ai erré dans les rues la nuit et j’ai observé comment cela se passait. J’ai eu besoin de personne après. J’ai commencé alors à avoir des copains. Les amis, c’est important. on partait du côté du port. Ils m’ont alors proposé un client. C’est comme cela que j’ai commencé. Ce premier client, il ne m’a pas fait peur du tout. Il m’a d’abord donné un gâteau. on a bu un peu et on est passé à l’acte. Et maintenant, on est très copain. Après j’ai eu un client sénégalais. Celui-là était très chaud. Il m’a bousillé le « derrière ». J’ai saigné ce jour-là. Mais mes amis m’ont soigné avec de la compresse et de l’alcool pour ne pas avoir d’infection. C’est comme cela que j’ai débuté dans la prostitution ».

Le premier client peut jouer un rôle facilitateur pour le nouveau travailleur du sexe. Le rapport paternaliste qu’il peut nouer avec le prostitué, est souvent perçu par ce dernier, comme étant important pour la poursuite de son activité.

Momo disait : « A 17 ans, quand je suis sorti de la maison, j’ai fait la connaissance avec une bande de copains qui connaissaient déjà le milieu de la rue et de la prostitution. C’est eux qui m’ont initié.

Surtout que j’avais les qualités qu’il fallait. Ils disaient que j’étais un « ataye », (homosexuel). Que je faisais des gestes de femmes. Que j’étais fait pour ce métier. Que c’était plus facile pour moi.
C’est vrai que je n’ai jamais été attiré par une fille. Mais il y a un garçon qui a joué un grand rôle dans ma vie. C’est avec lui que j’ai appris que j’étais homosexuel. J’étais très amoureux de lui. Et lui aussi. Il me protégeait. on racolait ensemble. La première que j’ai fait, c’était du côté du tunnel de la faculté à Audin.
C’est le quartier connu pour la prostitution masculine. Mon premier client était un homme de 50 ans. Il a été très gentil. Je tremblais comme une feuille. Il avait senti que j’avais peur. Que je n’avais pas l’habitude. Il m’a pris dans ses bras comme on prenait un bébé pour le consoler, parce que sur le coup, j’ai éclaté en sanglots.

Il n’a rien voulu faire tout de suite. Il a été compréhensif. Il m’a donné 600 DA. Et il m’a libéré. Le lendemain, il est revenu me voir pour me demander si j’allais bien. Il m’a donné 1000 DA et m’a offert une bouteille de parfum. Je me rappelle que mon compagnon était jaloux.
Il est revenu me voir par la suite. J’ai pu enfin coucher avec lui sans problèmes.
Au fait, tout dépend de la première fois. Moi, en tout cas, mon premier client m’a aidé à entrer dans ce milieu. Il me l’a fait aimer. Il ne m’a pas brusqué. Il s’est comporté avec moi comme un père (sic!). Alors, je me suis habitué peu à peu
».

Les travailleurs du sexe évoquent, au-delà du service sexuel, l’amour et l’attachement qui peuvent se produire durant leurs différentes rencontres. L’argent est certes important. Mais il se conjugue aussi avec l’opportunité de nouer des liens sociaux avec certains de leurs clients.
La quête de l’affection et de la reconnaissance sociale semble très prégnante parmi les travailleurs du sexe qui vivent en rupture avec leur famille.

Catherine racontait : « A 13 ans, je me suis sauvé de la maison avec quelqu’un qui avait à l’époque, 23 ans. Il m’a tout donné.

En fait, c’était mon protecteur. Il me protégeait contre tout ce qui pouvait m’arriver. Dès, que j’avais un problème avec mon père, j’allais vers lui. Je suis resté avec lui. Nous avons couché ensemble. C’est mon premier amour jusqu’à aujourd’hui.
Actuellement, il est en prison. Cela fait un mois. Je l’aime. Il me manque. C’est mon mari. Dès qu’il sort de prison, nous allons nous installer quelque part ensemble. C’est pour cela que je me suis mutilé le bras avec des lames à rasoir. J’ai écrit son nom sur ma peau. Il est très jaloux. Et il a peur pour notre réputation. Pendant qu’il est en prison, je le rassure en lui disant que je suis avec son ami. Cà c’est pour mes amours. Quant à mon premier client, c’était à Aïn Nar, sur un boulevard, dans la banlieue d’Alger. J’avais aussi 14 ans. J’ai négocié pour la première fois avec mon client. Il fallait le faire. Je l’avais pris comme une aventure. Il m’avait proposé 4000DA. Six mois après, Il est revenu me draguer. Cette fois, il m’avait proposé l’hôtel à 10000DA. J’ai accepté et j’ai gagné beaucoup d’argent. Mais je m’attache vite aux gens qui me font du bien. Je me suis attaché à lui et ça été très difficile de m’en séparer
».

On peut rappeler que les modes d’entrée dans le travail du sexe sont pluriels et diversifiés selon la situation sociale de la travailleuse du sexe, les types d’interaction et le lieu socioprofessionnel.
Autant d’éléments qui conditionnent souvent la forme du rapport prostitutionnel.

Le travail de sexe produit donc des mondes sociaux hétérogènes et inégaux qui ne sont pas uniquement du ressort de la travailleuse ou du travailleur du sexe, mais impliquent de façon active d’autres acteurs sociaux (client, copine, ancienne prostituée, réceptionniste d’un hôtel, patronne d’une maison de passe, etc.).
Il s’agit de voir à présent comment la travailleuse ou le travailleur se transforme en un acteur dans l’exercice de son métier. Devenir acteur, c’est aussi apprendre à se mettre en scène, à se préparer pour le « spectacle >>

 

TRAVAIL DU SEXE ET SANTE

1-Santé, maladie, médecine

Le sida est au cœur de leurs propos. Elles sont conscientes des risques qu’elles encourent dans le travail du sexe (« on vit avec le risque »). Mais elles soulignent pertinemment que les risques de contamination peuvent tout autant provenir des clients. Et il est très difficile de les identifier. Elles montrent bien l’invisibilité de la maladie du sida et sa chronicité. Certaines sont conseillées par des amies ou des voisines qui exercent dans les structures de soins, d’autres ont souvent recours au gynécologue. Elles semblent donc privilégier les relations personnalisées pour se soigner. L’hôpital est considéré comme une institution anonyme. A contrario, les travailleuses du sexe des maisons closes sont astreintes à un contrôle sanitaire hebdomadaire au niveau des structures publiques de santé. Il est donc important de démystifier fortement l’idée a priori que les travailleuses du sexe seraient seules à l’origine de la maladie sida.

L’enquête montre bien la peur des ces femmes face au risque du Sida. Certaines n’hésitent pas à dépenser beaucoup d’argent pour les analyses et les différents examens complémentaires. Il nous semble donc faux de stigmatiser les travailleuses du sexe comme étant à l’origine du risque sida quand il devient à leurs yeux, et pour la majorité d’entre elles, un problème personnel grave mais également un enjeu sanitaire qu’il est important de prendre rapidement en charge face au doute. Même si face aux médecins, il leur semble difficile de se confier (« les mots ne viennent pas »).

Fatima (rue) disait : « on vit avec le risque. A chaque fois. A chaque fois, qu’on s’apprête à aller avec un client, on court des risques d’être battues, volées et d’attraper des microbes. Mais le risque le plus dangereux, est celui d’être contaminé par le sida. Des agressions, on a l’habitude. on n’en meurt pas. on oublie vite les cicatrices. Après quelques jours, elles disparaissent. Qu’on te vole ton argent, ce n’est pas aussi grave non plus. L’argent ne reste jamais longtemps. L’argent ne reste jamais longtemps. Cet argent, on de toute les manières, le claquer. Même certaines infections bénignes, on peut les soigner. Mais que faire contre le sida ? Il n’ y a pas de médicaments. Et le fait d’avoir des moyens ne change pas ta situation. Tu peux te laver autant que tu peux, prendre une douche avant et après chaque rapport, cela ne va pas t’éloigner du sida. Que l’on soit une prostituée de rue ou de luxe, c’est pareil. Le risque sida ne fait pas la différence. Le malheur, c’est qu’on a aucun moyen de déceler si tel homme a le sida ou pas. La belle voiture, le joli costume et la bonne éducation ne sont pas des garanties qu’on n’a pas le sida. C’est peut-être ces gens là qui sont les plus dangereux parce qu’ils se déplacent souvent à l’étranger… C’est vrai que nous sommes les plus exposées au risque du Sida parce que nous avons des rapports avec plusieurs hommes. Et plus le nombre de rapports est grand, plus la probabilité de tomber sur un porteur du virus est grande. Ces maladies se transmettent par le sperme et par le sang. Je t’ai dit que ma voisine, la sage-femme m’en a parlé la première. Je continue à la voir régulièrement, chez elle. Elle me donne des conseils. Je vois aussi le gynécologue. Ma voisine le connaît et lui a parlé de moi. Non ! Je ne lui a pas dit ce que je fais. Je crois qu’il le sait. Ma copine lui a dit. La preuve, il n’oublie jamais de me rappeler l’utilisation des préservatifs. Je luis dis, docteur : « Je ne sors jamais sans ». Ce qui est vrai, mais je ne lui dirai jamais : « docteur, je suis inquiète. J’ai eu un rapport sans préservatif. Ce qui est aussi vrai ». Non ! Je ne peux parler de ce sujet avec le médecin. Les mots ne viennent pas. Je ne sais comment dire. on ne raconte pas sa vie à un médecin. on doit lui dire juste de quoi on se plaint et où on a mal. Il y a aussi ma copine Yamina danger, qui a elle, aussi, a très peur du sida. Elle a un enfant qu’elle ne veut pour rien au monde, le faire souffrir. Une petite fille. L’infection dont on parle le plus, c’est le sida. Les autres maladies, on n’en parle pas tellement. La syphilis et la chaude pisse sont guérissables ».

Certaines travailleuses du sexe semblent « impuissantes » à refuser le rapport sexuel face à une forme d’imposition de certains clients très indifférents aux risques du sida. on voit alors toute la complexité de la notion de risque qui apparaît comme une construction sociale qui laisse une marge d’autonomie réduite à la travailleuse du sexe forcée par la médiation du « contrat » ave le client, d’accepter l’acte sexuel, même si elle décèle une anomalie organique au niveau de son pénis. Ecoutons Zouzou (bar) : « A mes débuts, j’ai eu un client qui avait un bouton sur son truc. J’ai eu très peur. Il s’en est aperçu. J’ai tout essayé pour le convaincre de mettre le préservatif. Rien à faire ! Je lui ai alors dit que j’ai le sida. Il a éclaté de rire. Il m’a dit : « Je n’ai pas en m’en faire. Ce n’est qu’un petit bouton qui va disparaître demain ». Le bouton, c’est bien le signe d’une infection. Je l’ai supplié qu’il accepte. Il n’a rien voulu savoir. Un marché, c’est un marché. Le contrat est clair. Lui, il paie et il ordonne. Moi, j’exécute et je me tais. Eh bien, j’ai fermé les yeux. J’ai confié mon sort à Dieu. Moi, je pleurai et sur moi, il faisait ses « affaires ». Cela ne l’a pas gêné. Heureusement, que c’était que pour une demi-heure. Cette nuit, je n’ai pas dormi. .. Le lendemain, j’ai couru chez le gynécologue. Il n’a pas voulu que je dépense de l’argent pour les analyses avant que des signes n’apparaissent. Il m’a dit que je n’ai rien à craindre. Si dans quelques jours, je ressens la moindre douleur, je brûle, par exemple, je devrais revenir le voir sans tarder pour me donner des médicaments. Je n’ai rien. Mais j’ai eu plus tard à faire des analyses. Une bonne partie de mon argent va aux médicaments et aux médecins ».

Elles montrent bien les difficultés d’appréhender les risques du sida face aux incertitudes multiples qu’elles ne peuvent maîtriser totalement. Le doute persiste malgré les précautions et les visites régulières chez les professionnels de santé. Le jeu de l’apparence du client leur interdit de savoir s’il est malade ou non. Il importe alors d’activer l’acte sexuel, en espérant que la maladie n’a pas pénétré leur corps pris de façon violente et sans respect par beaucoup de clients. Leur rapport aux risques montre une conscience très nette de leurs conditions de travail très pénibles et médiocres en grande partie à l’origine de pathologies mais aussi d’une profonde souffrance. Elles semblent donc se limiter à vivre le moment présent, tout en sachant pertinemment que tout peut leur arriver…

Karima (maisons close) disait : « Nous courons chaque jour de grands risques. Nous vivons avec la chance, beaucoup de chance. on ne sait pas sur qui on va tomber. Celles qui courent le plus de risque, sont celles qui travaillent dans la rue ou dans les maisons clandestines. Il ne faut pas dire des maisons, ce sont des baraques sans aucune commodité. Celles de la rue, se retranchent sur les aspects extérieurs des clients. Mais les apparences sont souvent trompeuses. Le gentil agneau peut se transformer en loup. Et malgré le costume cravate, il peut s’avérer un porc. Un homme d’apparence en bonne santé, peut être malade et porteur dangereux d’un microbe. Ce microbe est dans le sang. Cela ne se voit pas. Celle de la rue, une fois, qu’elle monte avec un client, elle ne peut plus reculer. Elle préfère ne pas savoir comment il est de l’intérieur. Ce qui lui importe le plus, c’est que cela finisse le plus vite possible pour qu’elle prenne son argent et retourne à sa place habituelle. Le reste n’a pas d’importance. C’est survivre à cet instant, à cette rencontre qui compte. Nous, les maisons closes légales, nous sommes relativement bien protégées sur le plan de notre sécurité et nous bénéficions d’un suivi médical. Mais nous ne sommes pas à l’abri de surprises. Le suivi n’élimine pas les risques face à la maladie. Il permet de déceler assez tôt la contamination pour pouvoir se soigner. Il n’y a pas de vaccins contre ces maladies. Il y a des maladies qui touchent les parties génitales et qui sont apparentes. Une mauvaise odeur, des pertes blanches. Ceux-là se soignent. Il y en a d’autres dont le microbe ramené par le client va dans le sang de la femme. Celui-là ne montre pas de traces et met du temps pour apparaître. C’est une maladie qui n’informe pas (Mard Ma ykhabbarch, en arabe). Cela ne se soigne pas. La femme, si elle ne fait pas de bilans régulièrement, elle peut l’avoir et continuer d’ignorer qu’elle est malade. Elle peut à son tour transmettre ce dangereux microbe à d’autres clients et à leur tour, le transmettre à leurs femmes. C’est la catastrophe. Mais il faut dire que les femmes ont plus peur de ces maladies visibles. Elles ont peur de la syphilis, de la chaude pisse, que du Sida parce que ces maladies ont un effet immédiat en les empêchant de travailler, tandis que le sida, on ne sait pas, si on l’a ou non. Alors, beaucoup préfèrent restent dans l’ignorance. Je vais être franche avec vous. Si je n’étais pas dans une maison close légale, qui me permet d’avoir un suivi médical gratuit dans un centre de santé publique, je ne consulterai pas de moi-même. Je vais voir le médecin quand je suis vraiment malade et je ne peux le faire autrement. Moi, j’ai la chance d’avoir une amie infirmière. A chaque fois que je la vois, elle me donne des conseils et me demande de faire attention. Grâce à son aide, j’ai fait plusieurs bilans à l’hôpital de Mostaganem ».

. Toutes ces femmes nous ont parlé longuement de leurs craintes mais aussi de leurs incertitudes. A Tamanrasset, elles évoquent avec beaucoup de respect, le docteur X qui les écoute attentivement. Il semble avoir réussi à créer des rapports de confiance avec les travailleuses du sexe. Aîcha disait : « Depuis que le docteur X. est là, j’ai confiance. Je fais toujours mes analyses d’une façon régulière. Le centre est à proximité des lieux de travail, surtout depuis l’arrivée d’une femme d’Alger qui nous a parlé de la maladie du sida. C’est elle qui nous a raconté des choses sur le sida ; mais avant personne ne nous a parlé. Les médecins ne nous disent rien».

Elles montrent bien l’importance et la pertinence du contact étroit avec les associations de lutte contre le sida. Elles le disent de façon plus récurrente pour celles qui exercent à Tamnarasset. Wafa disait : « C’est grâce à cette association qui est venue nous voir et que j’ai pu savoir comment faire les analyses avec le docteur X. qui dirige le centre de santé ».

Si elles considèrent que le sida est la maladie la plus risquée, elles n’hésitent pas à étiqueter la boisson alcoolisée, particulièrement quand elles ne peuvent plus s’en passer, devenant alors alcoolique. A Tamrasset, Wahiba disait : « Je fais mes contrôle chaque mois et les analyses du sang. Je garde toujours des médicaments chez moi, et de temps à autre, je vais au centre médical, chez le docteur X. Ils nous accueillent le plus normalement possible comme les autre patients qui viennent consulter. Ils ne nous ont jamais insulté. Ils nous donnent des préservatifs, sans qu’on leur demande. Mais parfois, on se rend chez la pharmacie pour acheter des médicaments qui ne sont donnés à l’hôpital. Je ne prends pas de drogue. Mais, je suis alcoolique. Je dois boire pour faire mon travail. Je ne peux pas arrêter de boire. D’ailleurs, le jour où je ne bois pas, je suis nerveuse et je ne peux parler à personne. C’est en général, mes clients qui apportent avec eux, la boisson alcoolisée ».

Il est intéressant d’évoquer le cas de Leila, diagnostiquée dans un premier comme séropositive, exerçant dans une maison close. Elle décrit bien ses incertitudes, sa peur, sa très forte culpabilisation et tout le processus suivi pour assurer toutes les analyses. Mais elle dévoile bien qu’il est vital de signaler immédiatement, les clients porteurs de risques de la maladie. Ecoutons-là : « Il y a un mois et demi, les analyses ont révélé que mon sang était malade. J’ai eu la chance d’être allée au dispensaire de Sidi El Haouari avant que les choses ne s’aggravent. C’est au niveau de ce centre de santé que j’ai fait un test de dépistage. Ce test a confirmé que je suis séropositive. A l’annonce de cette mauvaise nouvelle, j’ai eu très peur. La terre commençait à tourner autour de moi. Je croyais que j’allais m’évanouir. Je suis devenue folle. J’avais compris que j’étais atteinte du sida. Et qui dit sida, dit la mort, jour après jour. Mille questions se bousculaient dans ma tête. Comment vais-je faire ? Où dois-je aller ? Que va devenir mon fils ? Pourquoi moi ? Il y a des milliers de filles qui font ça et elles n’ont rien eu. Et il fallait que cela tombe sur moi. Qu’ai-je fait à Dieu, pour mériter ça ? Dieu me punit sur terre avant le ciel pour avoir dévié du droit chemin. Finalement, je n’ai eu que ce que je mérite. Je mérite la mort et une mort atroce pour ce que j’ai fait, à ma famille et à cet innocent de fille. Au dispensaire, on m’a orienté vers la garnison à l’hôpital. Là, on m’a demandé de faire un bilan général de santé comportant une série d’analyses. Tout a été fait en un temps record de trois jours chez le privé, bien sûr ! Cela m’a coûté 13000DA. Les médecins et les infirmiers étaient étonnés de me revoir aussi rapidement. Ils n’ont pas vu beaucoup de femmes dans ma situation qui se soient souciées de leur santé, comme je l’ai fait, moi. Une fille qui travaille dans la pourriture, prenne à ce point au sérieux sa santé. C’est selon eux, très rare. Ils n’ont pas cru leurs yeux quand je suis revenue le lendemain avec tous les radios et les analyses. Ils m’ont rassuré en me disant que ce n’est aussi grave que l’on croit. Je n’ai pas le sida et qu’il s’agit d’un microbe, un petit microbe qu’il faut stopper. J’ai donc suivi un traitement à l’issue duquel les médecins m’ont enfin dit que je risquais plus rien. Mais il ne faut pas que j’arrête le suivi médical. Depuis, je vais une fois par semaine au dispensaire. Je fais aussi chaque semaine une piqûre… Oui ! on parle beaucoup des maladies en général du sida un peu. Mais personne n’évoque ses problèmes personnels de santé pouvant laisser entendre qu’elle est atteinte d’une maladie du sexe. Qui ? Quand l’une d’entre nous, soupçonne un client d’être malade, elle informe généralement les autres. C’est ce que j’ai fait moi. Il n’y a pas longtemps, un noir en retirant sa capote, a éjaculé du sang. Depuis, il est interdit de rentrer ici. Pas une femme ne l’acceptera. Personne ne va mettre sa vie en danger, pour un jeton de 220DA ».

Certains travailleurs du sexe estiment que si la peur du sida est réelle, elle vient « d’ailleurs », en n’hésitant pas à étiqueter les « autres », c’est-à-dire les femmes accusées d’être les « porteuses » de la maladie. Laeticia disait : « Oui ! Bien sûr que je risque des maladies. Je suis instruite comme même. Je regarde les émissions de télévision. Je sais qu’on est menacé par le sida. Mais je me connais. Je me préviens. Je te mentirai, s je te disais que je n’ai pas peur du sida. Ce n’est pas vrai. Mais j’ai toujours cru en quelque chose et cela me console. Dans le milieu gay, il n’y a pas de sida. Je peux peut-être me tromper. Mais je n’arrive pas à me détacher de cette idée. Ce sont les autres femmes qui nous ont ramené le sida. C’est de leurs fautes ».

Les travailleurs du sexe semblent produire davantage que les femmes, des certitudes sur leurs connaissances des risques du sida et des autres maladies liées au sexe. Ils considèrent que tout métier a ses risques. Mais leur rapport au risque des maladies semble se construire dans un silence gêné, se traduisant par des propos laconiques et des stéréotypes. «Cela fait partie du secret professionnel ». Hélène disait : « Bine sûr que je suis au courant des maladies que je peux avoir en assurant ce genre de travail. S’adressant à l’enquêtrice, il ajoute : « Mais tu ne penses pas que chaque métier a ses risques. Je sais que u veux parler du sida. J’en ai entendu parler à la télévision. Il n’y a pas que ça. Il y a la syphilis aussi. C’est une maladie très grave. Elles mortelle. Je le sais très bien. Je me protège. Ne t’inquiète pas. Mas ça fait partie du secret professionnel. Je ne peux pas te le dire ».

Ce sont des propos récurrents qui traduisent une forme de distance plus prononcée que les femmes, à l’égard des maladies, même s’ils évoquent leurs amis qui sont décédés à cause du sida. Ecoutons Lylia : « Comme tout travail, il y a des risques. Les risques du métier. on n’y échappe pas. Je sais que je risque énormément. C’est pourquoi, je me suis acheté des lingettes parfumées. Comme dans les parfums, il y a de l’alcool, ça désinfecte. Je sais qu’il y a le sida, la syphilis, les I.S.T. Tout dépend si il y a pénétration ou non. Quand je fais une pipe, je me rince la bouche, je me rince la bouche avec du javel ou du synthol. Les bains de bouche sont très efficaces. Je n’ai pas besoin d’être informé sur le sida et les I.S.T. Je sais que cela fait des ravages. J’ai des amis qui en sont morts ».

2-les pratiques protégées : ambiguïtés et refus de certains clients

Il est important d’indiquer que les pratiques protégées, et notamment le préservatif sont au cœur du rapport prostitutionnel. Autrement dit, son usage est avant social au sens il dépend des types de clients, des lieux de la prostitution, de la relation construite par la travailleuse du sexe avec une catégorie d’entre eux, de la disponibilité et de sa reconnaissance sociale ou non dans la société. Notre enquête montre que si les travailleur-e-s connaissent aujourd’hui son importance, sa mise œuvre reste encore par bien côtés, ambiguë, aléatoire, parce qu’il reste encore l’objet d’interprétations et de logiques sociales diversifiées.

Notre enquête montre bien que l’usage du préservatif dépend aussi, et particulièrement dans une société où les rapports de domination de sexe sont très prégnants, d’une catégorie de clients, qui par goût du risque, par absence de plaisir sexuel ou d’informations, par une valorisation de leur virilité (une femme ne peut pas les contaminer), ne semblent pas se rendre compte des dangers qu’ils font courir aux travailleur-e-s du sexe. Ils tentent alors de se soustraire à l’usage du préservatif, en proposant une augmentation des tarifs. Les ambiguïtés demeurent face à l’usage du préservatif : l’argent, les rapports de domination masculin, privilégier les « habitués », concurrence entre les travailleur-e-s du sexe, la qualité du préservatif, leur disponibilité, etc.

Nadia (boîte de nuit) évoque les justifications des clients qui refusent les pratiques protégées. Elle disait : « J’ai été informée par des copines. on en parle beaucoup entre nous. La première fille que j’ai connue à l’hôtel, celle qui m’a coiffé, m’a montré comment mettre le préservatif. Elle m’en a donné. C’était la première que je touche un préservatif. J’avais lu auparavant dans les revues sur ces maladies. Le gynécologue que je connais, aussi n’arrête pas de m’avertir sur les dangers des rapports sans protection. Pour moi, les préservatifs sont une bonne chose. Mais je ne vais pas te mentir et te dire comme toutes les autres, que je n’accepte pas de rapports sans préservatifs. La plupart de mes relations sont sans préservatifs pour plusieurs raisons : d’abord ceux sont les clients qui, la plupart du temps, refusent. Pour eux, c’est très simple. Quand tu essaies de les convaincre de la nécessité de les mettre, ils te disent : « Pour ne pas prendre de risques, il faut rester sagement chez soi en compagnie de ma femme et de mes enfants. Nous prenons des risques quand nous sortons de chez nous. Si on vient vous voir, c’est pour avoir des sensations fortes. C’est pour avoir de vrais rapports. Un préservatif, cela gâche tout. Si on doit le mettre, il vaut mieux ne pas avoir de rapports du tout. Il est alors plus préférable d’avoir une pipe. Il ne viendra à l’esprit de personne que ce soit la prostituée ou le client d’envisager une pipe sans préservatifs ». Ils croient qu’il n’y a aucun risque à se tailler une pipe. La prostituée est rassurée quand ils ne portent pas de boutons et paraît propre. Mais je suis plus rassurée quand je me lave. J’ai beau comparé le préservatif à la ceinture de sécurité. La ceinture de sécurité ne protège pas contre le risque de l’accident ; mais elle peut t’éviter la mort. Je me tue à leur dire que c’est pareil pour le préservatif. Mais ils ne veulent rien entendre. Ils répondent encore : « A quoi bon, s’il est de mauvaise qualité. Avec ou sans préservatif, il y a toujours un risque de contamination. Si on devait vous suivre, on ne viendrait pas voir et vous ne travaillerez pas. Ce n’est pas de votre intérêt, cette histoire de préservatifs ». Généralement quand on parle des préservatifs, le client est indigné. « Vous avez peur que j’ai le Sida ». Il ajoute avec un air choqué comme si je l’ai insulté : « Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui a le sida ? Vous croyez que je suis n’importe qui. Vous ne savez pas qui je suis. Je ne suis pas n’importe qui et je ne couche pas avec n’importe qui. Je ne fréquente pas n’importe quel endroit. Et vous ! Vous n’êtes pas n’importe qui. Vous ne couchez pas avec n’importe qui. Je vous observe depuis tout à l’heure. J’ai vu que vous ne parlez pas à n’importe qui et vous ne souriez pas à n’importe qui. Avec vous, je veux que ce soit sans préservatifs. J’accepte ton prix ». Face à ce genre de clients, vous ne pouvez qu’accepter. Et puis, il ne faut pas oublier que la raison pour laquelle, on est dans ces endroits, c’est de gagner le maximum d’argent. Pour ces clients, ce sont les prostituées de bas de gamme qui sont dangereuses. on ne risque d’avoir le sida que dans les endroits mal famés et dans les maisons closes ».

L’usage ou non du préservatif est bien au centre de la négociation entre les clients et les travailleur-e-s du sexe. Il est ainsi possible d’accorder des « faveurs » aux clients réguliers. Fatima (rue) disait : « Il y a de plus de plus de clients qui viennent avec des préservatifs, mais il y a aussi un grand nombre, qui malgré tout ce qu’on peut dire, refusent de mettre le préservatif. J’ai été obligée de leur mentir, en leur disant que j’ai le sida, et qu’ils doivent mettre par conséquent le préservatif. Moi, je fais de mon mieux pour les utiliser. Mais cela dépend du client, de l’endroit où l’on va, de la durée de la relation et aussi et surtout du montant de la somme à payer. J’accepte de le faire sans préservatif pour certains clients. Ce sont des faveurs à des gens que l’on connaît. Ce sont des clients réguliers. Ils sont tellement gentils qu’on ne peut pas leur refuser. Il n’y a pas de risques avec eux. Ce sont des gens qui font attention. Ils ne couchent pas avec n’importe où ou avec n’importe quelles femmes. Je vais vous dire une chose. Ce ne sont pas les jeunes qui prennent des risques. Vous serez étonnés du nombre d’hommes mariés qui paient le plus pour avoir des rapports sans le préservatif. Vous savez, le port du préservatif, n’est pas sûr à 100%. on peut tomber sur de la mauvaise qualité. Ils peuvent à tout moment craquer. Cela m’est arrivé. Et pas une seule fois. Il y a toujours un risque avec ou sans préservatif. Le préservatif diminue le risque mais il ne l’élimine pas. Ce serait vraiment bête de diminuer de refuser de très bons clients à cause du préservatif et de se retrouver malgré les précautions, contaminée. Alors il faut gérer. Il n’est pas question pour moi, par exemple, de sortir avec les noirs. Ils sont sales et vicieux. Le préservatif est insuffisant. Pas de problèmes avec les chinois. Ces derniers ont toujours sur eux des préservatifs. Ce sont eux qui les mettent. En plus des préservatifs, je prends la pilule et des spermicides, sur les conseils de ma voisine, la sage-femme ».

Le discours de Fatima, est récurrent. Aujourd’hui, les pratiques protégées restent très aléatoires, utilisées de façon irrégulière, et particulièrement dans des lieux comme la rue, les hôtels, les bars. Le préservatif est au cœur des tractations, mais aussi des exigences de certains clients. Certains travailleur-e-s du sexe, peuvent être plus conciliants à l’égard des clients considérés comme des « amis ».

L’argent et la concurrence déloyale peuvent ainsi dissuader certains travailleur-e-s du sexe, d’user du préservatif, même s’ils sont conscients et informés des risques de maladies. Zouzou (bôite de nuit et bar), disait : « A chaque fois, qu’on est avec un homme, on court un risque. La seule protection, c’est de refuser tout rapport sans préservatifs. C’est ce que nous faisons, ou du moins, ce que j’essaie de faire. Mais j’avoue que ce n’est pas toujours possible. Il y a des clients qui te disent que s’ils sont assis là avec moi, et prêts à me donner une telle somme, ce n’est pas pour que je lui mette un bout de caoutchouc. Alors, je peux refuser un, deux, trois clients, mais au bout du compte, il faut bien que j’accepte. De toutes les façons, si moi, je n’accepte pas, il y a plein d’autres femmes qui seront ravies de le faire pour des sommes qui valent la peine. Et je serai la seule perdante. Ce qu’il y a de plus difficile et gênant dans la négociation avec le client, ce n’est pas tant le prix de la passe. Cette question se règle généralement très vite. Le plus dur, c’est cette histoire du port du préservatif. on ne sait quelle sera la réaction du client. Il faut trouver la manière et les mots pour le dire. Je ne te cache que parfois, bien que nous ayons envie de poser la question, on n’ose pas de peur que le client se fâche… ».

Chez certains travailleurs du sexe, la possession du préservatif, peut jouer en sa défaveur, et constituer un risque face à la police qui peut l’arrêter pour racolage. Ici aussi, les bons clients, considérés comme des personnes de confiance, semblent dispensés de l’usage du préservatif. De nouveau, les pratiques protégées semblent connaître des irrégularités et des moments de « répit » selon le type de client. Laeticia disait : « Pour le préservatif, il ne faut pas que la police le retrouve sur moi. Sinon, c’est la preuve du racolage. Si toi, tu circules la nuit, et qu’on te retrouve avec des préservatifs, tu risques d’être arrêté. Alors, j’évite de circuler avec des préservatifs. Donc, je demande aux clients d’en ramener. C’est plus sûr. Les clients, eux, ne sont pas contrôlés par la police. Ce sont, nous, les prostitués, qui sont visé le plus. Pour l’utilisation du préservatif, cela dépend du client aussi. Il y a ceux qui ne veulent pas. Ce qui les intéresse, est l’acte lui-même. Ils s’en foutent s’ils vont attraper le sida ou pas. Quand ils apprennent, qu’ils l’ont, alors, c’est à ce moment qu’ils se lamentent sur leur sort. Cela dépend aussi du type de client. Les amis, on peut leur faire confiance. C’est une question de confiance. Mes clients n’oseraient jamais me contaminer s’ils sont malades. J’ai confiance en eux. Un client malade, je le sens. J’ai un nez pour ça ».

Deux éléments essentiels semblent récurrents parmi les travailleurs du sexe, qui autorisent la distance et le détachement volontaire avec le préservatif : la confiance à l’égard de certains clients, et la quête du plaisir sexuel ne pouvant être obtenue que sans préservatif chez une autre catégorie d’entre eux. Hélène disait : « C’est pour cela que je t’ai accompagné à l’hôpital, la dernière fois. Je voulais que tu me donnes des préservatifs, puisque tu me les as proposé. (Il s’adresse à l’enquêtrice). Il ajoute : « Il y a des clients à qui je peux faire confiance. Avec eux, je n’utilise pas le préservatif, s’ils le demandent. Mais sinon avec d’autres, je me protège. Cela dépend. Il y a des clients qui n’aiment pas. Ils préfèrent la « chair ». Ils ne ressentent aucun plaisir avec un préservatif. Ils viennent chercher le plaisir chez moi, et moi, je leur impose ! Tu es folle, toi ! En plus, sans préservatif, c’est plus cher. Quand je finis mon acte, je me lave. Quand c’est dans une voiture, j’emmène avec moi une bouteille d’eau. Et un gang. Sinon, si c’est une maison ou un hôtel, la douche est automatique ».

L’usage ou non du préservatif se construit dans le rapport prostitutionnel. Les entretiens montrent bien que le client reste un acteur central qui a son mot dire concernant les pratiques protégées. Les demandes insistantes d’une catégorie de clients pour que le rapport sexuel se fasse sans préservatifs, dévoilent bien que les campagnes de prévention n’ont eu aucun impact sur cette catégorie de la population.

L’acquisition de préservatifs dans les pharmacies, ne semble pas toujours aisée, particulièrement quand on a le statut de travailleur du sexe. Ici aussi le stigmate à l’égard de ces hommes qui tentent de se procurer le préservatif, joue en faveur de la dissuasion parce qu’il n’est pas toujours reconnu dans la société, comme un moyen de prévention. Espoir disait : « Le préservatif m’accompagne à chaque acte. Je ne fais rien sans préservatif. Celui qui ne veut pas, c’est son problème. Je suis jeune et je ne veux pas mourir maintenant. Même si j’ai des tas de problèmes. Ce n’est pas facile d’aller acheter dans une pharmacie. on est regardé de façon bizarre. Mais j’arrive toujours à en avoir. Ou bien par les associations ou bien j’envoie quelqu’un à la pharmacie, ou bien des collègues qui m’en procurent et souvent les clients en ont. Mais je ne vais jamais chez la pharmacie, les acheter. J’en ai trop souffert. Le pharmacien a un regard accusateur. Leur regard me gêne. S’ils ne disent rien, ils le disent avec le regard ou avec des gestes. Avec un sourire moquer souvent ».

Notre recherche montre bien qu’il s’agit moins d’une question strictement liée à l’information et à la connaissance des préservatifs parmi les travailleur-e-s du sexe. Mais l’enjeu de l’usage du préservatif se situe de façon essentielle au niveau des rapports avec les clients, de la reconnaissance sociale des pratiques protégées dans la société, et donc de la lutte contre la stigmatisation de ceux ou celles qui veulent s’en procurer. Il semble donc réducteur d’opérer une fixation uniquement sur les travailleur-e-s du sexe.


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